Sur les étals des producteurs de légumes du marché de Créon les poireaux affichent une belle santé et plus encore une taille respectable. Le connaisseur sait que ce ne sont que les personnes averties qui apprécient ces arrivées de légumes exceptionnels. Quelque part comme à l’époque des cèpes, nous entrons dans deux temps forts girondins : la cuisine des cochons que l’on ne tue plus à la ferme et celle de la lamproie que l’on pratique en secret dans les cuisines d’antan. En fait cette dernière, beaucoup moins répandue que la première ne concerne vraiment que les spécialistes. Chaque famille a son spécialiste détenteur d’un savoir-faire permettant à ses convives de s’extasier devant un plat dont certain(e)s ne supportent même pas la vue.
La lamproie n’est pas un «poisson» particulier, mais un être terrestre adapté à l’eau. Peu de monde le connaît, car il constitue une survivance d’époques lointaines de passage entre les reptiles et les animaux devant définitivement vivre en milieu aquatique. La morphologie de cet être peu ragoutant rappelle celle de l’anguille : corps est allongé et cylindrique, pas de nageoires en paires mais seulement une dorsale et une caudale. La peau visqueuse souvent imprégnée des fond obscurs des eaux de la Garonne et la Dordogne.
Ces « monstres » passent cinq à sept ans enlisées dans la vase, à l’état larvaire, puis regagnent la mer en deux ans, en s’accrochant à d’autres poissons ou à des mammifères marins au moyen d’une impressionnante bouche ventouse munie d’un anneau de dents tranchantes. Ils percent la peau de leur victime par raclage, puis sucent le sang et les autres liquides qui s’écoulent de la blessure. Ce sont en fait des parasite qui révulsent celles et ceux qui le voient évoluer. Les lamproies sont à la frontière entre les vertébrés et les invertébrés, car elles possèdent une sorte de colonne vertébrale rudimentaire.
Surgie du fond des âges, elles appartiennent aux traditions culinaires du Bordelais, avec des fortunes diverses depuis des siècles. Comestibles et même appréciées des gourmets dès le Moyen Âge en galantine ou en pâté en croûte, accompagnées d’une sauce noire confectionnée avec leur propre sang. C’est en effet les seuls « poissons » devant être saigné vivant lors de la préparation de leur entrée en cuisine. Une vraie séance rituelle que les âmes sensibles ne supportent pas puisque l’animal est incisé depuis l’orifice génital jusqu’à la queue pour laisser goutter ce qui servira à épaissir la « sauce » confectionnée de préférence dans une « gardale » récipient en terre cuite vernissée conservée dans les familles depuis des générations.
Lorsque tout le sang s’est écoulé et qu’il a été récupéré dans un récipient de qualité (en terre de préférence), on a la base de la sauce ultérieure. Cet acte est beaucoup moins facile dans la réalité que sur un livre de recettes, puisque l’animal a une manière logique de se débattre dans l’adversité. Il reste alors à la plonger dans une bassine d’eau bouillante pour pouvoir la débarrasser de sa gangue de vase.
A la reprise de l’ébullition, le « bourreau » retire sa « victime », et lui enlève la peau comme on le ferait d’un gant. Une technique facile en apparence dont seuls les spécialistes ont le secret. Il coupera la lamproie en morceaux identiques et veillera à retirer le nerf central de chaque morceau, en tirant de haut en bas… Là encore, plus facile à dire qu’à faire ! Ces actes cachés car guère glorieux constituent la partie la plus difficile de cette préparation de la fameuse recette de la lamproie à la bordelaise. L’autre apportera la gloire lors du dîner que l’on ne peut partager qu’entre connaisseurs oublieux de tout ce qui précède.
L’alchimie de la lamproie repose en effet sur la sauce, et le choix irréprochable des ingrédients que sont les poireaux et le vin ! Les premiers constituent le fondement de la préparation. Ils doivent en effet être d’une taille homogène avec une partie blanche la plus importante possible, puisqu’on n’utilisera que cette portion dans la cuisine. Tendres, frais, pas trop gros pour fondre dans la sauce,sans pour autant s’éparpiller totalement : le choix constitue une étape décisive pour le produit fini. Bien nettoyés, ils finiront dans une cocotte en fonte pour être «blanchis».
Il est fortement recommandé de les accompagner, selon ma recette, de petits cubes de jambon pour leur donner un brin de parfum. Les oignons et un soupçon d’ail doivent également faire partie de la seconde étape ! Attention à ne pas laisser trop cuire, car les poireaux un peu «cramés» nuiront à l’équilibre du plat. C’est la régulation du feu qui compte à ce moment là, et surtout la présence du cuisinier devant le fourneau pour remuer régulièrement la composition dans laquelle il ajoutera, avec précaution, le bouquet garni (herbes naturelles et surtout pas d’ersatz) et le vin… C’est le moment décisif.
Selon les cuisiniers avertis le choix doit se porter absolument un breuvage (jamais un garnd cru) issu du vignoble bordant le fleuve dans lequel a été pêchée la lamproie. C’est cette qualité qui donnera la touche essentielle au résultat… Pas trop alcoolisé (pas plus de 13 degrés) et très rond en bouche il sera parfait. Ce n’est pas le lieu de production, mais son adaptation à la sauce qui comptera… et ce n’est pas aisé de dénicher à chaque fois la bonne année (2 à 3 ans minimum de vieillissement) ou le bon château !
La cocotte en fonte après avoir été portée à ébullition mijotera pendant 1heure, en prenant soin de couvrir, et à feu doux. Brûler l’alcool qui s’échappe au plus fort du bouillonnement me paraît être indispensable mais certains ne pratiquent pas cette « désalcoolisation ». Après avoir ajouté les morceaux de lamproie dans la cocotte au moins une heure selon leur grosseur. Une fois le temps écoulé, ils sont mis en réserve bien poivrés et salés, disposés dans une sauteuse bien chaude, afin de les flamber à l’Armagnac, car c’est un alcool beaucoup plus fruité que le Cognac. La touche finale consiste à récupérer le récipient contenant le sang bien relevé, y verser environ 25 cl de sauce, délayer puis verser le tout dans la cocotte. Surtout le résultat final devra être mis en bocaux après plusieurs heures de repos à température fraîche. Il faut que les saveurs des ingrédients se mêlent et s’enchevêtrent plutôt qu’ils se superposent.
La lamproie servie avec des tartines rôties aillées et le même vin que celui qui a été mis dans la sauce, constitue un mets de roi. C’est le lien entre le fleuve et ses rives, les secrets de l’eau grise et le soleil des coteaux, la terre des vignes et le limon. Elle se déguste, mais surtout ne se mange pas, car elle appartient au bestiaire secret de ce monde dans lequel l’extraordinaire vit près de chez nous. Elle réunit le vin et le sang, comme une offrande païenne !
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