You are currently viewing Feuilleton de Noël : Georges et le sapin (1)

Feuilleton de Noël : Georges et le sapin (1)

Les jours défilaient. Les habitudes l’emportaient sur tout le reste. Elles constituaient en effet le plus précieux des trésors, car elles assuraient que la vie pouvait se poursuivre sur un rythme identique encore longtemps. La moindre anicroche tournait à la tragédie puisqu’elle laissait l’impression désagréable que le nouveau chemin serait parsemé d’embûches inédites. A 80 ans, Georges meublait en effet sa solitude avec des gestes dont il connaissait toutes les conséquences et qu’il maîtrisait. Depuis que Jeannette, son épouse avait été emportée par un cancer il avait recréé un monde clos dont personne n’avait la clé. Bien des éléments de ce voyage immobile du quotidien se trouvaient autour de lui. Il en respectait avec autant de minutie que possible, les principes et même les rites dont elle avait imprégné sa vie.

Chaque objet, du plus futile au plus précieux possédait une place précise dans le salon ou la chambre où l’aide « familiale » que ses enfants l’avaient persuadé de solliciter, s’ingéniait à ne pas respecter. Cette jeune fille insouciante n’avait que deux solutions : déplacer les bibelots ou les objets ou effectuer des  « meurtres  au plumeau » ravageurs. Il l’avait surnommé la grande faucheuse depuis qu’elle avait détruit un bouquet d’épis de blé en cristal offert à Jeannette d’un revers malencontreux de torchon à poussière. Elle innovait aussi en plaçant les souvenirs de leurs multiples voyages dans un ordre qu’elle estimait plus esthétique que celui que Jeannette avait initié. Georges, dès que celle qui était la fille d’une ancienne élève avait tourné les talons, remettait à leur place chacun d’entre eux. Il ne supportait pas que Laurette intervienne dans le bel ordonnancement de ses certitudes.

Le « vieux », comme l’appelait affectueusement les quelques comparses qu’il avait fini par retrouver au bistrot du centre du village, passait ainsi une part de son temps qu’il estimait précieux à son âge, à passer derrière elle dès qu’elle avait franchi la porte de son domicile. Son exigence sur le dépoussiérage s’espaçait pour éviter ce chassé-croisé éprouvant. Il effectuait lui-même le ménage dans les endroits sensibles des nids à souvenirs.  N’empêche qu’il aimait bien Laurette car elle lui rappelait sa mère, une élève sans cesse en mouvement, insouciante, curieuse et autonome. 

Si l’aide familiale ne respectait pas nécessairement les consignes, ce n’était pas pour lui déplaire, il évitait de le laisser paraître.  Il savait que l’imprévu qu’il n’aimait pas teintait son quotidien de moments difficiles car il avait perdu ses capacités d’adaptation. Ca le ramenait à la cantine où il avait mangé en surveillant des convives toujours affamés et avides de « rab ». Alors quand elle lui proposait par exemple de délaisser le repas fade et sans imagination porté par la Mairie pour un plat de pâtes dont elle avait hérité les secrets de son grand-père vénitien, il n’osait pas lui témoigner sa reconnaissance. L’instit avait une image à entretenir : celle d’un bonhomme moralisateur et ancré dans ses certitudes. I

Lui qui n’avait par exemple jamais eu le temps de se pencher sur les fourneaux, se mit à cuisiner lors des week-ends. Rien d’ extraordinaire mais il était assez fier de ce qu’il parvenait à produire après parfois des expérimentations hasardeuses. Il n’hésitait pas à prévoir les plats pour trois ou quatre personnes avec l’espoir secret que ses enfants ou petits-enfants passeraient à l’improviste partager son repas. Si ce n’était pas le cas il attribuait le reste à Laurette, toujours surprise par les progrès de celui qui n’était pourtant jamais satisfait de lui-même : « ça manque de caractère expliquait-il. une bonne cuisine est une cuisine de caractère. Elle doit saisir et surprendre! » 

En ce début du mois de décembre, Georges attendait un signe de sa famille pour savoir où il passerait les fêtes de fin d’année. Rien. Pas de nouvelles. Si ce n’est celle que ça allait venir. « C’est comme d’habitude pensait-il ils se décideront au dernier moment… Il faut qu’ils se mettent d’accord entre eux sur le lieu, le jour et c’est toujours compliqué ! » Il le comprenait avec cependant un brin d’angoisse, car il appréhendait de se retrouver seul devant une télé qu’il regardait de moins en moins au profit des livres et de la radio. Laurette sentait cette angoisse monter jour après jour, mais se gardait bien d’évoquer le sujet. Elle tenta un matin, avec doigté, de contourner l’obstacle de la susceptibilité. « Monsieur Georges, pourquoi on ne ferait pas de sapin de Noël ? Depuis le départ de votre femme (il ne fallait surtout pas dire la mort) je n’en ai plus vu. Je peux en acheter un si vous le voulez ? 

– Tu sais pour moi Noël ce n’est plus de circonstance. Cette fête ne rime plus à rien. Une histoire commerciale et un pic considérable de consommation pour les supermarchés qui vendent des saloperies. En plus pour qui veux-tu que je mette un sapin de Noël ?

– Pour vous !

– Pour moi ?

– Oui pour vous car je suis certaine que vous retrouveriez le souvenir de bons moments et quelques guirlandes colorées ne feraient pas de mal dans le salon. Tiens je vous propose de tout vous apporter et Julien et Léa, mes enfants viendront le décorer avec vous.

– Non. Non. Il faudra bouger les meubles. Je n’ai pas envie de retourner en arrière. Tu sais ma femme confectionnait elle-même les décorations du sapin. Elle y tenait pour que les enfants prennent conscience de la valeur différente de ce que l’on fabrique soi-même par rapport à ce que l’on achète tout prêt…

– Chiche. Mercredi vous recherchez ce qu’elle fabriquait et vous vous y mettez avec Julien en Léa. Vous verrez ils seront heureux… Ils resteront la journée chez vous !

– Non. Je ne m’en sens pas capable. Une journée ? 

– Mais si. Être instit ça ne se perd pas ! C’est à vie… Vous verrez ils sont gentils si on les intéresse. Allez en allant faire vos courses je vous ramène un sapin dans un pot ! Et pour les aiguilles ne vous inquiétez pas je les ramasserai.

Laissez-moi jusqu’à demain. Je vais réfléchir. Il faut que je retrouve les documents de mon épouse. Je les ai gardés. Mais où ? »

Laurette avait presque gagné. Monsieur Georges venait d’avouer implicitement que l’idée ne lui paraissait pas impossible à mettre en œuvre.

(à suivre)

Ce champ est nécessaire.

En savoir plus sur Roue Libre - Le blog de Jean-Marie Darmian

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Laisser un commentaire