L’équipe croate comme le veulent désormais les joies démonstratives du football moderne se précipite vers la ligne de but derrière laquelle se tient leur gardien Dominik Livakovik tout de vert vêtu. Il le congratule, lui administre des tapes réputées amicales, l’embrasse, l’entoure. Le protecteur ultime des cages des porteurs du maillot à damier rouge et blanc vient d’intercepter trois tirs au but de ceux qui avaient été de coriaces adversaires.
Calme, quelque peu étonné par cette ferveur collective, tout à une joie probablement intérieure il se laisse chahuter tel un pantin désarticulé. Ses bras ballants terminés par des paluches gantées disproportionnées, ses chaussettes transformées en hauts de chausse pour gentilhomme excentrique et sa dégaine de chemineau égaré au Qatar ne donnent pas de lui une image conforme à ce que l’on attend d’une ultime défenseur de haut niveau. Il a pourtant bondi comme un chat maigre sur des « ballons souris » trop naïfs lâchés par des Nippons tétanisés par l’enjeu. Rien de bien extraordinaire ou de spectaculaire dans ses interventions mais il a mis dans le match des arrêts de rigueur privant le Japon de la liberté de poursuivre leur chemin dans la compétition.
Livakovik a attiré la lumière sur ces gardiens qui ne sont ni de prison, ni de la révolution, ni du temple, ni de police, mais peut-être un peu plus de la paix tant il a su faire preuve de calme, d’opportunisme et d’adresse au moment crucial décidant du sort d’une âpre bataille n’ayant pas permis de départager les belligérants. C’est le sort de ces joueurs qui ont le privilège d’être inclassables dans la catégorie péjorative des manchots, car pour eux le jeu de mains n’a rien de vilain. Bien au contraire.
Il n’y a rien de plus humiliant que ces séances décisives où cloué sur sa ligne par un règlement que les arbitres appliquent de manière intransigeante, ils sont « exécutés » par des tirs de mules ou ridiculisés par des arabesques trompeuses de leur adversaire. Leur force morale face à ces exécuteurs des hautes œuvres n’a d’égale que leur volonté à ne pas subir la loi de ceux qui s’affichent comme des tueurs à gages. La solitude du gardien de but prend alors toute sa dimension dans ces « dernières séances » destinées à mettre le mot fin sur une rencontre à rallonges. Le tête à tête relève de la guerre psychologique et Livakovik a su la gagner. Il est entré dans l’histoire grâce à la mode des statistiques et restera celui qui a arrêté trois flèches des samouraïs.
« (…) Car, après beaucoup d’années où le monde m’a offert beaucoup de spectacles, ce que finalement je sais sur la morale et les obligations des hommes, c’est au sport que je le dois, c’est au RUA que je l’ai appris. » écrit Albert Camus dans un éditorial qu’on lui a demandé pour le bulletin des anciens du Racing Universitaire Algérois. Il aurait aimé les gestes simples, dénués de toute vanité ostentatoire du portier croate. Ayant protégé durant une vingtaine d’années les « cages » de son club fétiche le Prix Nobel connaissait l’ingratitude de ce rôle. Il en était imprégné. L’usure exagérée des semelles de ses chaussures puis la tuberculose ajoutèrent aux difficultés de son maintien dans le monde du « foot ».
La moindre erreur, la moindre maladresse, la moindre appréciation défaillante génèrent des conséquences irrémédiables pour le collectif que le « portier du sanctuaire » est sensé protéger. Camus l’avait vécu et la légende qui l’accompagnait prétend que le 23 octobre 1957 alors qu’il était comme souvent au parc des Princes d’antan pour voir évoluer le Racing Club de Paris dont le maillot ressemblait à celui du RUA, le gardien parisien fit une monumentale bévue (on dira plus tard une Arconada) sur une frappe monégasque. La balle termina sa course au fond des filets. Interrogé sur cette « faute » le récent Prix Nobel déclara : « Il ne faut pas l’accabler. C’est quand on est au milieu des bois que l’on s’aperçoit que c’est difficile !»
Aucune envolée permettant le lyrisme des commentateurs pour Livkovik. Il sera vite oublié et rangé sur les étagères du « ballon dort » car seul Lev Yachine (1963) a été considéré comme le meilleur joueur d’une saison dans le monde des cadors des terrains. Comme dans les westerns le public préfère les tireurs qui dégainent plus vite que leur ombre, et n’aime pas les pare-balles. Leurs mérites n’atteignent jamais le niveau de leurs fautes dans la légende des chevaliers de la balle ronde. On ressasse sans cesse les réussites des buteurs comme si l’exploit n’était pas aussi grand lorsque ces derniers se heurtent au geste auguste du dernier défenseur. L’ingratitude !
« L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty » le célèbre roman autrichien de Peter Handke adapté au cinéma par Wim Wenders narre l’histoire d’un ancien « goal-keeper », qui à la suite d’un échec professionnel, « décroche » et part dans une errance de vagabond, entre grande ville et recherche d’une écoute. Une œuvre poignante sur ce statut qui culpabilise celui qui porte à la fois les espoirs de succès lorsqu’il se révèle invincible et qui endosse les échecs quand il ne parvient pas à enrayer. Que Livkovik profite de sa gloire. Elle ne durera pas !
Sur le bandeau Albert Camus est au premier rang
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» C’est quand on est au milieu des bois que l’on s’aperçoit que c’est difficile ! »
Si j »ai bien compris ce « Roue Libre » du jour, Camus parlait d’expérience… !
19 juin 1940. Répondant à l’appel du général de Gaulle, Philippe Kieffer s’engage dans les Forces navales françaises libres.
7 juin 1970. A Guadalajara, lors d’un match de la Coupe du monde de football, Gordon Banks réussit ce qu’on appellera « l’arrêt miracle » sur un coup de tête à bout portant de Pelé. Celui-ci dira: « J’ai marqué un but, mais il l’a arrêté ».
Quel rapport entre ces deux événements, me direz-vous? Eh bien! Banks était anglais, gardien de but de l’équipe nationale. Dans la langue de Shakespeare, que j’ai pratiqué comme l’espagnol, on dirait De Gaulle – Kieffer. Ou the goalkeeper, si vous préférez!…