En écoutant l’émission de France Culture consacrée au « Blues des maires » j’ai eu l’impression d’avoir noirci le tableau des réalités actuelles de la fonction de Maire d’un gros village français. Peut-être aurais-je dû pondérer mes remarques sur le rôle de « réparateur social » que remplit actuellement un élu local de proximité ? Probablement aurais-je dû redire les petits bonheurs de la vie au service des autres ? Il existe et souvent ils sont aussi secrets que profonds. Par contre je ne regrette pas un seul instant d’avoir décrit la mutation profonde du rôle des maires dans des villes d’importance moyenne. Je parle maintenant de la fonction de « réparateur » social et dans de plus en plus de circonstances de « guérisseur ». C’est le terme qui colle le plus aux constats que je fais en tant qu’élu de proximité, disponible en direct 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. On a recours à mes services quand toutes les « médecines » codifiées ou « institutionnelles » ont échoué ou que le (la) « patient(e) » n’a pas accès à ces services réputés publics mais trop souvent méconnus. Alors quand le téléphone (je n’ai aucune ligne rouge) a sonné vers minuit j’ai regretté que le journaliste à France Culture ne soit pas là pour démontrer qu’une fois encore je ne mentais pas. Les pompiers volontaires avaient besoin de moi. Le message était inquiétant : « une jeune femme, mère de 4 enfants vient d’être renversée par un automobiliste ayant pris la fuite… Nous ne pouvons pas la transporter vers l’hôpital car les gamins dont un bébé de quelques mois resteraient seuls. Le père est dans l’impossibilité de quitter son travail. Monsieur le Maire il faut vous rendre sur place… » Parka, chapeau, écharpe et hop je file sur les lieux du « drame » sans trop savoir ce que je peux faire. La solitude… sur la route.
La patrouille de la brigade de Gendarmerie est sur place. L’ambulance de premier secours et 3 sapeurs pompiers volontaires attendent une solution. Un point rapide et la vérité initiale vole en éclat. La personne allongée sur un canapé avachi dans une grande pièce meublée très sommairement a donné une toute autre version. Alcoolisée elle avait abandonné sa progéniture pour tenter de dénicher chez tous les voisins une bouteille de rosé… En cheminant en pleine campagne d’une maison à l’autre de manière incertaine elle avait chuté au passage d’une automobile n’ayant commis aucune faute. Rentrée bredouille à la maison elle avait appelé les secours car elle avait du mal à poser un pied à terre. Le contexte est inquiétant…mais tellement réel qu’il faut se faire une raison : la société se délite à une allure vertigineuse ! J’ai honte d’entrer ainsi de plain-pied dans des vies !
Le regard des enfants est terrible. J’en suis vite déstabilisé et culpabilisé. La misère n’est pas que matérielle (et encore!) mais elle met K.O. À l’improviste. Il est minuit les gamins indifférents au sort de celle qui n’est pas leur « mère » naturelle sont scotchés devant la télé ou devant les jeux d’un ordinateur. Difficile de supporter ce que l’on voit, en tant que vieil instituteur, dans les yeux de ces enfants. La plus petite les cache comme pour éviter que l’on y lise sa détresse. La femme gendarme me confie sa révolte de constater que cette femme a abandonné tout le monde pour aller frapper aux portes du voisinage, en pleine campagne, dans un hameau et tenter de récupérer du vin rosé… Nous décidons de faire pression sur le père pour qu’il abandonne son poste et rentre pour prendre en charge la famille. On arrive à obtenir le numéro de téléphone d’une entreprise alors que sa compagne est incapable de nous informer prétendant n’avoir aucun papier ! Il faut donc se débrouiller. On va se concerter dehors pour ne pas parler devant les enfants ! Nous appelons SOS Médecins pour faire vérifier la gravité de la blessure. Nous téléphonons au père que sa patronne a libéré. Nous n’osons pas dire aux enfants d’aller se coucher. Nous vérifions le degré d’alcoolémie de la blessée.
J’ai froid au cœur en fermant la porte et en laissant gendarmes et pompiers suivre la suite de cet événement. J’ai froid au corps en regagnant ma voiture. J’ai froid à l’esprit en conduisant pour rentrer chez moi. Le secret s’est refermé sur une famille débarquée récemment du nord de la France dans un lieu perdu de France. Il faudra prévenir pour éviter d’avoir à guérir un jour. Nous nous mettons d’accord, avec la « gendarmette » (« moi-aussi je suis mère de famille me confie-t-elle et je ne supporte pas cette situation! ») pour effectuer un signalement social afin d’effacer les regards des enfants de notre propre conscience. La nuit enveloppe le village où il reste encore quelques lumières qui s’échappent des fenêtres. Derrière, peut-être d’autres contextes identiques que les technocrates gouvernementaux n’imaginent même pas. Le « guérisseur » n’a que sa bonne volonté, sa conviction, sa compassion pour tenter d’apaiser les maux, les douleurs et dans le fond malgré un déploiement de moyens (3 sapeurs-pompiers un VSAB, deux gendarmes, un véhicule… un médecin de nuit, les urgences de l’hôpital) je vais au lit avec un vrai sentiment d’échec. La porte sur la réalité des fonctions se referme. Mais ce que je dis même sur France Culture, n’est pas dans l’air du temps ! Bien qu’au chaud j’ai encore froid à mes convictions. Lundi on parlera « famille et mariage pour tous », « rythmes et réussite scolaires »… avec nos certitudes de nantis nourris à l’opinion dominante !
En savoir plus sur Roue Libre - Le blog de Jean-Marie Darmian
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
Merci Jean-Marie Darmian.
Je lis souvent vos billets, qui confortent ma volonté d’agir, avec mes ami(e)s et camarades, du Collectif Roosevelt, d’ATTAC, du Parti de Gauche…
Des incidents vécus récemment à la SNCF par une amie, où des voyageurs étaient traités comme du bétail … m’ont fait penser à l’époque des prisonniers envoyés dans les camps de concentration.
J’espère encore que nos concitoyens reprendrons leur pouvoir d’agir, au lieu de le déléguer et de laisser faire.
Nous, êtres humains, avons inventé un monde livré aux appétits féroces, et sommes encore assez idiots pour en respecter les règles !
Toutes les misères du monde sembleront acceptables, tant qu’encore quelques uns d’entre nous ingurgiteront chaque jour une pauvre pitance tenant lieu de barrière.
Un mur d’indifférence, entretenu par la peur, celle de voir en face ce qui se trame derrière les hauts barbelés, ou dans la maison d’à coté.
Que nous importe la mort, ou la souffrance, tant que nous sommes épargnés.
Un jour, un jour encore, oh Dieu qui veille, veille surtout sur moi !
Genre de situation dont on sort rarement indemne.
Oui, lundi il faudra continuer à vivre…. Difficile
Merci de tout cœur pour votre témoignage audio que j’ai écouté et votre écrit ci-dessus, et pour votre action et votre engagement d’Humain responsable. Il faudrait que vous puissiez le faire circuler sur le plus de journaux et médias possible, car il touche à la cause essentielle de la maladie qui ronge notre société, que le titre de votre écrit le résume parfaitement . Merci encore. Que chaque humain là où il vit fonctionne comme ça, et le remède commencera à faire son effet. En ce qui me concerne, à ma toute petite échelle, c’est ce que je fais aussi du mieux que je peux. Bonne route à vous!!!
Jean Marie, je t’écoute , je te lis et pourtant samedi matin à ma permanence de conciliateur je prends mesure d’un rôle mais qui n’est pas le mien étant qu’un simple auxiliaire de justice certes assermentée, mais dépourvu de cet article L2212-1 et suivants du CGCCT. Aussi je ne peux que penser à tes propos, moi qui suis censé rester partiale, ne pas prendre position, qui doit faire preuve de parfois de jeux ou de malices pour amener l’un des requérants dans son retranchement afin de parvenir à mon plaisir : la rédaction du constat d’accord. A l’heure où je dois rédiger mes statistiques pour l’année passée à l’attention de ma hiérarchie, et malgré un pourcentage de près de 70% de conciliation, je mesure à quel point dans la classification des dossiers résolus ou non, j’effectue un rôle qui n’est pas le mien ….je ne suis qu’un bénévole pas une facilité pour l’élu à quelques mois des élections de s’immiscer dans tels ou tels conflits …
Bonjour
et entrez par la petite porte dans le monde des « cabossés de la vie ». Un monde à coté duquel vivent nos « bons » concitoyens bercés par la société de consommation, gavés d’images télévisuelles rassurantes. Hélas les faits sont têtus et ils ne se gênent pas pour nous extraire de notre lit bien douillet pour nous propulser dans le quart monde.
Le quart monde de l’abbé Wresinski, cette couche de population en très grande pauvreté, nommée ainsi en référence aux exclus du tiers état de 1789 qui ne regroupait qu’une partie de la population, puisqu’il fallait payer alors six livres d’impôts pour en faire partie.
« Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. » J.Wresinski
texte gravé sur le parvis des droits de l’homme.
Je note que dans votre billet la compassion des acteurs est fédérée par la situation des enfants.
Et pourtant, plus d’un milliard d’enfants —soit plus de la moitié des enfants dans le monde— sont en péril. Tel est le constat dressé par L’UNICEF dans son dixième rapport annuel consacré à «l’état des enfants dans le monde».
Dans votre récit nous trouvons les derniers remparts de notre société ( du quatrième ordre) Les pompiers, la police, les élus de terrain et pour finir car non cités les urgentistes.
Réveillons nous, le navire France fait eau de toutes parts!!
Et malgré l’immense tristesse qui me glace, je vous souhaite un excellent dimanche dans la chaleur de vos familles.
Tu fais aussi bien que le psychiatre de garde aux urgences. Tu interviens à chaque appel et tu cherches à recadrer le contexte et tenter quelques actions (appeler le père, prévoir un signalement). C’est pas loin du titre d’un prochain texte professionnel que je prépare avec une collègue infirmière : accueil et soin de crise / Implication de l’entourage / Articulation avec le réseau…
Courage pour la dernière ligne droite !
Je comprends votre détresse, je vous juge homme de conviction et d’une grande loyauté intellectuelle.
Réagir de la sorte en prenant prioritairement en compte la misère matérielle et affective de ces pauvres enfants est humain mais constitue une esquive à la vraie question : l’Etat doit il régler tous les problèmes individuels ?
N’êtes vous pas choqué de voir notre recherche médicale obligée de tendre la sébile aux Telethon ? De voir les restos du cœur prendre en charge des affamés alors que dans le même temps l’Etat continue à dépenser sans compter ?
Il est vrai que pendant qu’on parle des «aventures» du Président on escamote les questions qui gênent …
J’ai vécu quatre années à Bangui et là j’ai pu voir ce qu’était la misère incontournable, pour moi abandonner ses enfants pour aller chercher une bouteille de rosé est scandaleux et ne justifie aucune excuse.
Bravo pour çe que vous faites jour et nuit