Depuis le jour où Pierre Teillet a été froidement assassiné au cœur de la nuit sur le site isolée de Bel Air entre Créon et Lorient Sadirac (1) la ville bastide Créon vit dans l’angoisse. La 7° division de la Brigade du Tigre bâtie sur le même modèle que l’emblématique équipe parisienne chère à Clémenceau a débarqué. Logée à L’Auberge de l’Avenue juste à côté de la Gendarmerie elle a multiplié les perquisitions, les interrogatoires, le tri parmi les multiples dénonciations reçues. Un travail d’enquête qui n’a débouché que sur une seule piste, celle d’un chasseur marginal ayant traîné la nuit sur la Route vers Bordeaux. Elle n’a pas tenu comme toutes celles qui l’avaient précédée, faute de preuves incontestables.
L’assassinat du commissionnaire restait mystérieux et surtout impuni. Le juge d’instruction a beau multiplier les déplacements sur place, il n’obtient aucun résultat tangible. La presse locale se désole de cette situation. Le 1er octobre 1911 « La France » publie un long article virulent qui accuse les autorités d’incapacité à trouver les coupables. Jamais en notre époque un quotidien prendrait des positions aussi tranchées. La Brigade venue de la ville est mis en cause de manière explicite.
« Les agents de la police mobile qui ont consacré leur matinée à le rédaction de divers rapports et l’après-midi à quelques enquêtes ; le magistrat instructeur qui s’est plu à relire et à méditer parmi de nombreux témoignages, des déclarations contradictoires (…) ; le reporter qui veille pour ses lecteurs sur les moindres détails de l’enquête ont négligé dimanche -pour ce dernier c’est une habitude- le repos auquel les conviaient à la fois la religion et le soleil (..). L’assassin de l’infortuné commissionnaire de Créon, libre comme l’air a pu promener son heureuse personne au sein de la belle campagne sans aucun souci pour sa besogne. Elle est complètement accomplie depuis huit jours, en conformité avec ses vues suivant ses vues, et mieux peut-être qu’il n’avait osé l’espérer (…) ». Le ton monte. L’opinion publique gronde.
Et s’il s’agissait d’un « tueur en série ? ». La France rappelle tous les cas non résolus depuis quelque temps en Entre-Deux-Mers. L’hypothèse d’une personne sans scrupule, prête à tout pour de l’argent paraissait plausible devant l’énumération des crimes. Ainsi un journaliste osa un constat : « il en est absolument ainsi dans ce département (la Gironde) où il est devenu si difficile de retrouver et d’arrêter un criminel ! » Le Préfet Jules Dureault qui ne laissera pas un souvenir impérissable secoue le Parquet et la police. Le réquisitoire est sévère et étayé par de multiples exemples.
L’auteur du « papier » énumère dans l’ordre chronologique et sans management les événements qui alimentent l’insécurité : « sans remonter au double crime de Saint Gervais (17 mai 1902), aux multiples meurtres des années suivantes dans l’arrondissement de Libourne (…) ; sans s’arrêter aux fameux attentats de Monségur – plus fameux par leur fréquence et leur originalité- en juin 1908 ; sans retenir le crime de la rue de la Trésorerie à Bordeaux le 8 mai 1909 ; et d’autres crimes ici et là dont les auteurs restent inconnus, on peut voir par quatre affaires les plus récentes que l’opinion publique (créonnaise) ne s’alarme pas sans raison » En effet il avait eu dans les mois antérieurs des assassinats crapuleux inquiétants.
Le 27 novembre 1908 un garçon de ferme âgé de 26 ans épileptique et inconscient a été assommé dans la nuit et a la tête broyée sur un chemin de la commune de Salleboeuf. Enquête en cours sans résultat. Le 24 mai 1909 un « vieillard » de 61 ans (sic) est assommé dans sa maison de sainte Eulalie avec un objet contondant. Aucune piste. Une septuagénaire du secteur de saint André de Cubzac est tuée avec un tranchet. Elle est délestée de 1 000 francs le 1er juin 1909. Aucune arrestation. Enfin le 2 juin de la même année une autre veuve succombe d’un coup de couteau à Caudéran. Pas davantage de résultat. Mais que fait la police ? La fameuse 7° Brigade du Tigre bordelaise, ancêtre le la police judiciaire, ne démontre pas son efficacité en Gironde ! A Créon l’enquête piétine.
Une sordide affaire de crime crapuleux à la Sauve le 5 octobre 1911 va donner un espoir. Le 5 octobre 1911 un vendangeur est assassiné de dix-sept coups d’une lame tranchante et dépouillé de l’argent qu’il avait sur lui : une pièce de cinq francs et un Louis d’or. En quelques heures le coupable Florentin Fortin passe aux aveux. Sa fille tente une manœuvre en prétendant connaître le tueur de Teillet. Elle cherche surtout à se venger d’événements antérieurs très graves. La querelle entre ivrognes n’a aucun rapport avec l’affaire mais des événements graves se produisent à Créon. Mis en cellule à la Gendarmerie de Créon le criminel doit traverser la ville pour prendre le train afin d’être incarcéré au fort du Hâ à Bordeaux. Plus de deux cents personnes se rassemblent sur le trajet persuadées que le coupable de la mort du commissionnaire est le même que celui de Desport. Cette « foule » (Créon compte environ 900 habitants) va conspuer, insulter, menacer de lyncher le sauvois. Il faudra que le chef de la gare le protège ainsi que les deux gendarmes qui l’accompagnent en l’hébergeant dans son bureau. « Il eut mieux valu sans doute huer l’assassin de Teillet mais en attendant il n’était pas désagréable pour eux de se faire la voix. A défaut de grives… » conclut le reporter qui a assisté à ces moments peu glorieux.
L’enquête diminuera pour repartir en décembre 1911 avec une histoire de travesti…
(à suivre)
(1) le lieu-dit Bel air se trouve à la hauteur du Camping portant le même nom.
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Cette histoire doit beaucoup au talent de celui qui la relate. Et d’abord,il y faut tout un travail de reconstruction,traversé par l’art de rassembler des faits et des contextes,et d’y retrouver des liens qui constituent la densité et le fil d’une histoire. La culture télévisuelle nous en apporte de multiples exemples;ici,je pense aux »petits meurtres d’Agatha Christie « et aux personnages d’Avril,la reporter locale croisant le métier de policier joué par Samuel Labarthe,et le dévouement infini de sa secrètaire. Un scénario,c’est une idée et beaucoup de travail;ici,c’est le regard porté sur la vie à Créon qui en dégage toute la richesse et qui conduit à transformer un événement anodin en indice majeur,ou bien un habitant en personnage central.
Il y faut l’intelligence du cœur pour savoir raconter. Il y faut aussi le talent de l’écriture doublé du goût pour le travail bien fait. C’est là un moment précieux,à côté de la vulgarité de certains débats parlementaires…
Cher Jean-Marie, je suis de retour (encore) de l’île d’Elbe et je ne résiste pas au plaisir d’ouvrir une première vanne bien que hors sujet. Pensant aux Cent-Jours napoléoniens et en lien avec l’actualité qui inonde les médias télévisuels, je me suis dit: « Comment supporter les J.O. Biden jusqu’en novembre?..
En restant en « Roue Libre ».
Bien à toi. Et continue de nous régaler.