Ils étaient venus, et d’après les médias, il étaient presque tous là. Impossible de ne pas exister sans se montrer à cette commémoration de la mort de François Mitterrand auquel, plus que de grands discours, Créon a immédiatement donné le nom à son collège, il y a maintenant 15 ans. Je n’ai jamais rencontré ou croisé la route de cet homme exceptionnel, car détenteur des trois forces dont doit bénéficier un homme pour entrer dans l’Histoire : la soif de culture, la fidélité absolue en l’amitié, l’habileté politique… inutile de comparer avec son prédécesseur et ses successeurs. Sa vie a été autopsiée, fouillée, dépecée, analysée, mais il reste toujours des parts de mystère. Je n’ai pour ma part que deux témoignages à proposer.
Le Docteur Bernard Jarry, médecin créonnais, fut en effet un témoin privilégié de son enfance puisque lui, le fils de gendarme de la brigade de Jarnac, avait comme compagnons de jeux et d’études, les fils de l’ingénieur des Chemins de Fer, qui allait devenir vinaigrier à Jarnac. Il se retrouva même, sur les bancs des jésuites du lycée Saint Paul d’Angoulême, en compagnie de celui qui deviendra le Général Jacques Mitterrand. Il conserve des souvenirs très précis des rencontres entre les deux familles à l’église, puisque des deux côtés on était des catholiques pratiquants. « J’ai en mémoire une entrevue entre nos mères, au tout début de la dernière guerre. Elles avaient évoqué notre départ vers la zone libre, mais mon père a refusé toute fuite… » explique le Docteur Bernard Jarry qui ne va pas plus loin dans cette anecdote, mais qui en possède beaucoup de cette période totalement méconnue de l’enfance et de l’adolescence de celui qui avait quelques années de plus que lui. L’Histoire n’a jamais véritablement évoqué la vie quotidienne de cette famille de la France charentaise profonde, avec ses dimanches après-midi marqués par les visites internes au microcosme bien pensant de Jarnac. Je regrette souvent de ne pas avoir le temps de partager, avec celui qui m’a toujours accompagné dans ma vie personnelle, ces années exceptionnelles, dont déjà plus aucun membre de la famille Mitterrand ne peut témoigner.
La légende créonnaise veut qu’un soir, il se serait arrêté sur le route d’une réunion électorale de préau d’école, au cœur des années 60, au café « Le Sport » pour avaler un sandwich que Madame Cissan lui aurait préparé à la hâte. Mais plus personne n’a de date précise et de circonstances précises. En fait, pour moi, une histoire recueillie auprès des acteurs directs illustre parfaitement les atouts de François Mitterrand et explique sa réussite.
Elle m’a été contée par Henri Emmanuelli, au creux d’une nuit créonnaise en mars 1993, et je vous la transmets aussi fidèlement que possible.
Après quelques verres de Saint Emilion, celui que l’on prend trop pour un ours mal léché des Pyrénées, se lance dans un descriptif désopilant de ses débuts en politique, qui mériteraient un texte particulier. Issu d’un milieu populaire, orphelin de père très jeune, il intègre Sciences Po Paris, puis entre en 1969 à la Compagnie Financière Edmond de Rothschild. Il est attaché de direction en 1971, puis fondé de pouvoir, et enfin directeur adjoint en 1975. Franc-maçon provisoire, il est repéré par un proche de celui qui est député de la Nièvre, et en instance de préparation des présidentielles de 1974. Voici comment sa carrière a débuté.
« Un jour je reçois un coup de téléphone au travail, du secrétariat de François Mitterrand, qui me demande de passer voir le « président » à l’Assemblée nationale. Je me rends au rendez-vous avec un peu d’appréhension, explique Henri Emmanuelli. J’ai 27 ans, je travaille chez Rothschild, et même si j’assume mes convictions profondes, je ne veux pas que ce moment soit divulgué. J’attends (je verrai plus tard que c’est obligatoire avec Mitterrand) et quand j’entre dans son bureau, je ne sais vraiment pas ce qu’il me veut…Après un échange de courtoisie, il me lance ex-abrupto :
– Voulez-vous une cocarde sur votre voiture ? J’ai une proposition à vous faite. Vous êtes bien du Sud Ouest ? J’ai besoin d’un candidat aux législatives dans la seconde circonscription du Lot-et-Garonne. Ce n’est pas loin de chez vous ?
– Je bafouille une réponse. Je parle de mon épouse enceinte… mais je sens bien que ce n’est pas la bonne réponse.
– Si vous voulez faire une carrière politique, c’est le moment. Je m’occupe de tout… je vous laisse 48 heures pour répondre. Si vous voulez une cocarde, c’est maintenant ou jamais…
L’entrevue aura duré quelques minutes. Je repars sonné. J’explique à mon épouse. Je ne refuse pas. Aucun signe de Mitterrand. Me voici parti, parachuté pour un week-end par le train, à Marmande. Accueil sur le quai de la Gare par les responsables fédéraux du Parti Socialiste. J’entre dans une salle du Café du Commerce de Marmande. Discours. Quelques mots de ma part, et me voici élu, par acclamations, candidat aux législatives de 1973, contre Hubert Ruffe, ancien député sortant communiste, incrusté sur cette circonscription et qui veut revenir à l’assemblée. Pas un mot venant de François Mitterrand. Campagne éclair de 15 jours, avec des congés demandés et obtenus auprès de chez Rothschild, pour m’occuper de mon épouse. Une campagne difficile, car je ne connaissais pas le terrain. On me promène de marché en marché, de salle des fêtes en salle des fêtes, et au premier tour, le 4 mars, je fais un score honorable, mais loin derrière celui qui est la figure emblématique du communisme chez les paysans… je rentre à Paris, et on me demande de me désister en faveur de Ruffe. Ce que je fais, en comprenant que Mitterrand m’a envoyé là-bas comme monnaie d’échange pour le second tour ailleurs.. plus de nouvelles. Personne ne me contacte. J’ai le sentiment qu’on m’a oublié… Quelques mois plus tard, le téléphone sonne. La même secrétaire de Mitterrand qui annonce « le Président veut vous voir ». Même scénario, avec l’attente dans l’antichambre, et un accueil chaleureux mais très directif.
– Vous voulez toujours une cocarde d’élu ? Je vous propos d’être candidat aux cantonales dans la Nièvre. Cette fois, j’ai un canton sûr pour vous…
J’écoute poliment, mais cette fois, je ne me prononce pas. La discussion se poursuit et je sors dubitatif sur la proposition. Dans le couloir, je croise un jeune que j’ai rencontré dans les couloirs du nouveau PS : André Laignel qui, lui aussi, à rendez-vous…
– Alors, comment ça s’est passé ?
– Je sors de son bureau, et il veut m’envoyer dans la Nièvre !
– Alors ?
– Je ne veux pas aller dans la Nièvre. Déjà qu’à Marmande c’était compliqué, alors dans la Nièvre !
– Tu veux un conseil ? Ne lui réponds jamais non, car tu es mort. Il faut que tu trouves une vraie raison de dire non. Tu lui diras non parce que… et tu t’en sortiras mieux ! Il n’aime pas que l’on refuse ce qu’il propose, mais si tu lui tiens tête, il ne refuse jamais une discussion motivée. Au contraire…
André Laignel part, et… il se retrouvera à Issoudun, dans l’Indre, où il fera toute sa carrière !
Je retourne voir Mitterrand quelques temps après, en lui expliquant que je souhaite m’implanter dans le sud ouest et aller dans les Landes qu’il connaît bien..
– Ah ! Bon ! Et où ?
– Dans la troisième circonscription, plus près de mes origines… Elle est gagnable, et je lui développe ce qu’il connaît fort bien, car Soustons et Latché sont dans cette circonscription.
– Vous faites un erreur, me lâche Mitterrand, mais je respecte votre choix. Bonne chance !
Je repars avec le sentiment qu’il avait une autre idée pour cette circonscription, mais Gilbert, son fils, était encore trop jeune… »
On connaît la suite, et l’élection d’Henri Emmanuelli, en mars 1978, comme Député. Mitterrand ne lui en tiendra jamais rigueur, mais ne reviendra jamais sur cet épisode. La nuit créonnaise avance, et les anecdotes contées par Henri Emmanuelli se succèdent. Un régal. Mitterrand est omniprésent dans la discussion, autour d’une table improvisée. Tout démontre que l’amitié, l’habileté et la connaissance parfaite de cette France qu’il a aimée, avec d’inévitables contradictions, ont constitué les piliers de la vie de Mitterrand dont, bien évidemment, tout le monde revendique aujourd’hui une part de la vie… avec l’espoir que les reliques saintes feront des miracles ! Une carrière tient à peu de choses !
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Jean-Marie, merci pour cette tranche de vie emmanuello-mitterrandienne.
Une remarque, Issoudun est dans l’Indre et non dans la Vienne.
Et bonne année !
Ces anecdotes, pleines de vivacité, et qui fleurent bon le vrai et la sincérité, en disent bien plus sur « la réalité » de François Mitterand que les discours convenus qui ont fleuri ces derniers jours.
Encore une fois, merci, Jean Marie.
Il y a dans la vie des choses inoubliables
Nous qui avons connu l’avant, le pendant et l’après nous savons pourquoi il est notre ami.
Que ceux qui revendique la place en succession de lui sache qu’il a réussi à nous faire rêver. Puisse que son successeur sache en faire de même.