Immobiles, le regard dans le vide ou dirigé vers l’extérieur du chapiteau où ils se produiront dans quelques minutes, les résidents de la Maison d’accueil spécialisée LADAPT implantée à Camblanes et Meynac (33) découvrent le trac des artistes. Aucun rideau ne les protège des regards du public qui lentement garnit les bancs installés face à eux. Certains cherchent des visages connus ou des ancrages amicaux avant de se lancer dans le spectacle de danse en fauteuil préparé depuis des mois avec Carmen. Le personnel oignant qui les accompagne les rassure en leur chuchotant des mots de réconfort. La troupe composée de six danseurs et danseuses et de cinq professionnelles ouvre un festival original monté sur le vaste espace naturel de La Fraysse à Fargues Saint-Hilaire.
La pression est là. Surtout que le responsable de la manifestation lance officiellement la manifestation en vantant les mérites de l’initiative devant une centaine de spectateurs. Tous lourdement handicapés par des accidents de la vie retrouvent une position sociale sur le devant de la scène hors de l’établissement où tout est fait pour les protéger. Cathy dévouée animatrice ayant en charge les loisirs adaptés pour celles et ceux d’entre eux qui ont encore l’envie et les moyens d’y participer, passe de l’un à l’autre pour vérifier qu’ils sont prêts à se lancer dans l’aventure d’un bal d’antan. Katia, l’écrivaine, toujours partante souriante et espiègle, se prépare à diriger son fauteuil électrique massif. Christine, Fabienne, Marie-Pierre, Paulo et Christine manient nerveusement le support de leur immobilité forcée pour en vérifier la disponibilité. Quatre couples se forment et attendent immobiles le lancement de la musique. Soignantes et résidentes forment un duo dont on ne sait quel est le plus ému des membres.
Les premières notes de la Valse numéro 2 de Chostakovitch s’évadent dans l’air chaud de cet après-midi caniculaire de Juillet. Elles montent et enlèvent toute pesanteur à ces structures rigides où sont « clouées » à vie des êtres prisonniers de leur handicap. Les fauteuils glissent, tournoient entraînés dans cette valse grâce à la conjonction des efforts des partenaires. Il n’y a plus d’efforts dans les déplacements, plus de peur de transgresser les règles de l’utilisation du fauteuil. Le rythme s’accélère. L’ivresse envahit les visages antérieurement figés. Oubliée la pesanteur de la paralysie. Miracle de la danse, les « couples » solidaires transmettent leur plaisir de créer et de transmettre aux personnes qui les regardent oubliant les fauteuils pour plonger dans la musique.
Dans chaque tableau suivant il y aura cette émotion de vaincre la fatalité pour revenir à un plaisir simple, celui de se fondre dans les airs diffusés en oubliant les contraintes physiques et matérielles. Carmen veille sur ces évolutions, heureuse de mettre son bonheur d’initiatrice de cet atelier dans le bonheur des autres, ces résidents qui ont osé « monter » sur scène. Les applaudissements nourris rassurent ce corps de ballet ayant défié les apriori sur le handicap. Il trouve des forces nouvelles (en fait ce sont surtout les accompagnatrices qui puisent dans les leurs) pour un slow relayé par le succès aux notes italiennes colorées et chaudes de « Ti amo ». Une façon de rappeler que l’amour demeure et qu’il n’y a aucune gêne à l’exprimer.
Ce sera plus évident, plus touchant, plus prenant avec la superbe chorégraphie que Carmen et David déroulent sur la chanson poignante « mais je t’aime… » de Grand Corps Malade et Camille Lellouche. Une légèreté, une osmose, une fluidité dans les gestes obtenues grâce à l’élégance de la kiné et la dextérité de son partenaire. Elle refléte la qualité de toutes ces séquences dansées porteuses d’une valeur essentielle : il n’y a rien d’impossible en ce monde ! Pour paraphraser Grand Corps Malade, l’envie de créer est « (…) un grand feu. Ça crépite, ça illumine, ça brille, ça réchauffe, ça pique les yeux ; Ça envoie des centaines de lucioles tout là-haut, au firmament. Ça s’allume d’un coup et ça éclaire le monde et la vie différemment ». Comment ne pas le percevoir en tant que spectateur, le saisir, l’enfouir en soi avec pudeur et émotion?
Les airs sud-américains et espagnols qui suivent, autorisent le défoulement, la participation, la joie collective et la volonté d’offrir ce qui nous manque le plus à nous « valides » engoncés dans nos peurs ou nos réticences à exprimer nos envies. Les « handicapés » sont parmi nous plus chez eux.
Tous les jeudis depuis six mois, les répétitions se sont succédées avec des hauts et des bas, des défaillances eet eds impatiences. Le projet a été mené à bien avec l’immense mérite d’avoir été « communiqué » et surtout partagé avec un public. Il reviendra d’ailleurs avec autant de passion le jeudi 18 septembre au Rocher de Palmer à Cenon sous l’égide de l’association Rénovation. Dans la chaleur estivale ce « bal » en prélude à un festival humble mais riche en animations, en concerts, en spectacles sous des arbres centenaires le protégeant de la normalité des salles aseptisées secoue dès son début les certitudes. Il respire la fraternité, la liberté et l’égalité. La troupe de la MAS brise des tabous ce qui par les temps qui courent devient rare.
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