L’Uranie sur le chemin du retour s’est échouée aux malouines et est devenue inutilisable. Voici plus d’une centaine de membres de l’expédition contraints de vivre sur une île désolée à la manière de Robinson Crusoé. Bernard Barthes est un élément essentiel chez les chasseurs…
Bernard Barthes a pris la tête de l’escouade des matelots chargés de ravitailler en viande une petite colonie installée sur une plage sablonneuse dans l’automne de l’hémisphère sud qui annonce des jours difficiles. Il abat tous les oiseaux qui n’ont pas encore pris le large pour se migrer. Tous les chevaux sauvages abandonnés par les expéditions précédentes ont été abattus. La nourriture commence à manquer et la situation pourrait devenir inquiétante quand un événement auquel participera le quartier-maître va changer la donne.
Les courses à l’île dévastée étaient fréquentes, les pourvoyeurs de chair fraîche furent souvent contraints d’y aller deux fois par jour, et la saison aussi bien que le fer de leurs lances faisait une sombre thébaïde de cette terre en deuil. Un matin que, près des roches lisses, Barthes avec deux de ses amis chassaient un lion de mer, le jet rapide d ‘une baleine appela leur attention et frappa leurs regards. Deux baleineaux la suivaient et semblaient jouer avec elle. Tout à coup, soit désespoir, soit allégresse, elle s’élance sur la plage avec la rapidité du boulet et se fit prisonnière elle-même entre deux roches formant canal.
On la vit aussi du camp, et les uns et les autre se précipitèrent à la rencontre du monstrueux cétacé. Privé presque d’eau, il ouvrait son immense gueule convulsivement, et ses évents lançaient à l’air une eau rare et sablonneuse. Barthe et les matelots l’entourèrent et déchargèrent sur elle plus de cinquante coups de fusil sans qu’elle parût s’en apercevoir, et craignirent tous qu’à la marée haute elle leur échappât.
Arago le narrateur officiel de l’expédition prend le relais pour inscrire dans l’histoire le comportement de Barthes (1) :
« – Vite, vite, un gros filin et un grappin ! S’écria Barthes, de Bordeaux, un de nos plus intrépides gabiers. La commère nous appartient si l’on se hâte. Je me charge de l’enchaîner. »
On court au camp; le filin et le grappin arrivent, et armé d’une hache, Barthes se hisse sur un rocher.
De là il saute sur un autre, approche du monstre, s’élance sur son dos, s’assied là comme sur un fauteuil, taille, coupe, plonge dans les chairs et fait un énorme sabord sur la baleine aux abois, qui s’agite, se débat, se tourmente et fouette la mer de sa terrible queue flottante.
– Arrive donc ! s’écriait-on de toutes parts à Barthes, arrive donc, ou elle te chavire.
– J’ai dit que j’aurai la bête, je l’aurai, je la veux, je la tiens.
– Mais, gredin, lui cria son compère Petit, si elle se retourne, elle va t’avaler.
– Elle ne se retournera pas, mon garçon. Elle a trop de plaisir à te voir plaisanta le Bordelais.
Barthes acheva bravement son ouvrage. Le grappin fut enfoncé dans la large plaie, puis solidement amarré à un rocher de la côte, et les matelots attendirent le flot. Il monta petit à petit; le monstre s’agita plus librement; dès qu’il eut assez d’eau pour ses allures, il fit mouvoir sa queue, brisa le filin comme un cheveu et prit le large.
– C’était bien la peine de manœuvrer si habilement! dit Barthes désappointé. Il faut donc des câbles pour retenir de pareils colosses?
– J’avais apporté ma ligne, poursuivit la gabier Marchais mais la gredine de baleine a hissé ses perroquets et nous a enfoncés.
– Allons donc, c’est Petit qui l’aura effarouchée lança à la cantonade Barthes. Comment ne pas fuir à l’aspect de cette frimousse de carotte?
– Tu disais tout à l’heure qu’elle ne se retournait pas de peur de ne plus me voir rétorqua Petit
– Oui, d’abord, par curiosité, mais à la fin ça lasse. » Un dialogue plein d’humour alors que la déception gagnait les rangs.
Ils retournaient tous dépités au camp, lorsque la mer se souleva avec violence, non loin des roches, et, pour la seconde fois la baleine s’élança sur la plage, à dix brasses de sa première station, et tomba sur le côté pour ne plus se relever. Ainsi avait fait la corvette, qui s’enfonçait chaque jour de plus en plus dans le sable, et à laquelle les naufragés adresseraient bientôt adresser un éternel adieu puisqu’un navire américain en détresse avait jeté l’ancre dans la baie des Français.
A peine les oiseaux de proie eurent-ils vu cette proie magnifique, qu’ils se croyaient en droit de dévorer, qu’on les vit s’abattre comme des nuages sur la baleine, et la déchiqueter à coups de bec. A chacun de ces coups, jaillissaient des filets d’huile, ce qui couvrit bientôt la surface des eaux et rendit les abords des rochers glissants et inabordables. Les hommes durent se battre contre ces voleurs imprévus. Le dépeçage du cétacé fut donc fort problématique mais essentiel en ce début du mois d’avril 1821… Barthes qui avait chevauché le monstre entra dans la légende de l’expédition…
(à suivre)
(1) Les souvenirs d’un aveugle écrit par Jacques Arago.
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