C’était il y a maintenant plus soixante cinq ans alors qu’une douce nuit d’espoir tombait lentement. Après une longue journée de travail débutée quand un large disque solaire joufflu montait par-dessus les rideaux des arbres pour rassurer la nature sur sa volonté de réchauffer l’atmosphère, mon père attaquait ses heures supplémentaires pour la famille. Elles étaient entièrement consacrées à l’autosuffisance alimentaire de la famille avec la gestion d’une parcelle de terre jouxtant la mairie de Sadirac où nous demeurions.
Il lui fallait lutter sur ce lopin d’espoir, avec frénésie, contre une plante envahissante, dont l’odeur me reste encore en mémoire. L’armoise apparaissait, en effet, dès que la jachère était maintenue, malgré tous les efforts de l’année précédente. Une saloperie envahissante et méprisante pour les ambitions des jardiniers. Avec un cheval prêté, puis des tracteurs empruntés, puis enfin avec un motoculteur Staub, sorte de monstre dévoreur de terre acheté grâce à de patientes économies, il passait et repassait sur « sa » terre pour éliminer cette ennemie inexpugnable. Il lui fallait une robustesse exceptionnelle dans des bras courts, noueux, pour maîtriser son engin destructeur. Nous étions chargés avec mon frère, de détecter les racines ou radicelles remontées à la surface, afin d’exorciser cette présence maléfique, préjudiciable aux récoltes ultérieures.
Cette préparation méticuleuse occupait les premières semaines du mois d’Avril, quand les soirées restent encore incertaines car, sur le calendrier de ce qui était encore les Postes Télégraphe et Téléphone, mon père avait repéré les jours où la lune permettait de… planter dignement les pommes de terre ! C’était précis et incontournable. Je n’ai jamais su s’il cultivait sa gloire en mettant sa fierté dans des récoltes abondantes et de qualité dont il parlerait aux autres.
Dans la cave, sur une vieille toile cirée, la semence était en attente de cette période favorable où elle donnerait son énergie afin que poussent les véritables germes porteurs de récoltes automnales.
Régulièrement, nous descendions pour d’un coup de pouce sec, enlever ces « pousses » qui épuisaient leur tubercule support ridé, s’étirant au maximum, comme s’il recherchait déjà la terre dans la voûte du sous-sol. Chaque « patate » avait été soigneusement sélectionnée, quasiment dès la récolte de l’année précédente, pour sa taille et sa fermeté. Pas question d’y toucher même si parfois, en fin de stock, la tentation pouvait être grande de puiser dans cette réserve.
La « Bintje » avait la préférence de mon père, qui échangeait avec ses copains de confiance quelques kilos de semence afin de renouveler les « mères porteuses » des repas de l’hiver. La race venue du Nord n’avait rien d’extraordinaire sur le plan gustatif, mais sa productivité élevée, avec des patates de forme ovale-arrondie au calibre moyen assez élevé, permettait d’assurer le but recherché : sécuriser toute la famille. Nous mangerions au moins des pommes de terre.
La grand soir arrivait à la mi-avril, après que le sol bouleversé se soit reposé. Ma mère, mon frère et moi, entrions dans un plan de bataille s’étalant sur un ou deux jours selon le temps. Jusqu’à la nuit noire, nous participions au rituel de la plantation des patates », opération aussi essentielle que la journée du tue-cochon chez mon grand-père.
Accolée à la rigueur d’un cordeau, la dépose de la « semence » dans un sillon tracé avec un sarcle s’effectuait avec un ordonnancement très précis relatif à la profondeur, l’écartement entre les trous, l’espace à laisser entre les rangs. Croire que mettre en terre la Bintje constituait une affaire familiale banale serait méconnaître l’importance de cet acte porteur des espoirs basiques de gens soucieux de se préserver des aléas de la vie sociale. Il n’y avait aucune arrière pensée de profit, aucun calcul mercantile dans ces soirées de partage après que les premières hirondelles aient fait le printemps.
Dans le silence du soir, le chant des oiseaux accompagnait ces moments doux et parfumés d’une enfance qui n’existe plus. Il y avait le premier, le plus prometteur, celui d’un merle perché tout là haut au sommet des sapinettes de chez le voisin d’en face. Il envahissait l’air par les variations joyeuses d’un artisan désireux de clôturer un chantier ouvert à l’aube. Impossible de le détecter dans l’obscurité naissante, mais il était bien là, décontracté, simplement heureux de la qualité de la soirée. Cette compagnie « ordinaire » n’avait pas le même charme pour moi que celle d’un autre artiste, totalement invisible, mais véritablement annonciateur de lendemains qui chantent : le loriot !
En fait, son retour d’Afrique signifiait que notre acte de foi dans la récolte automnale avait pris du retard à cause de la lune, puisqu’il arrivait dans les quinze premiers jours d’avril. Rares sont les personnes qui peuvent affirmer avoir vu ce messager, pourtant flamboyant, du printemps. Il arrivait aussi que le silence de la nuit naissante soit percée par les arabesques ciselées d’un rossignol séducteur. Mais en ce qui me concerne, le loriot reste associé au point de départ de l’aventure annuelle de la plantation des tubercules nourriciers.
Je ne peux pas entendre sa sérénade, en bord de forêt ou dans la campagne, sans penser à cette solidarité familiale dont je suis rétrospectivement fier. A la dernière semence enfouie dans le sol, mon père pouvait lâcher : « on aura toujours des patates à manger ! ». En fait, il faudrait encore mener la guerre à l’armoise, puis à celle beaucoup plus attrayante, plus glorieuse pour moi, qui serait conduite, sulfateuse sur le dos, contre les doryphores ! Une autre histoire…et une autre forme de défense de l’auto-suffisance alimentaire devenue très à la mode. Mes yeux s’embuent.
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Le loriot ! L’oiseau rare ! Je ne pense pas avoir jamais entendu et reconnu son chant. Mais je l’ai vu un, une fois, il y a soixante ans, je me souviens bien des circonstances, à l’orée de la forêt de Montlhéry. Je l’ai reconnu tout de suite, ébloui par son plumage somptueux, perché sur une haute branche, avant de prendre son vol et de disparaître à jamais, sauf dans ma mémoire.
Les patates, cette année, je n’en récolterai pas, je n’aurai pas le plaisir des premières que l’on mange bouillies, avec la peau, un grain de sel et une lichette de beurre, bien mieux que du caviar ! Le jardin est un marécage où l’on peur juste commencer à pouvoir pénétrer et couper les herbes folles : impossible de toucher à la terre qui sinon deviendrait un béton incultivable.
Peut être un petit espoir pour les tomates et les haricots, si d’ci la fin avril ça s’arrange un peu ?
Merci Jean-Marie, tu m’as rappelé mon enfance.