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Le passé simple n’a plus que la valeur de notre intérêt

Hier soir dans le cadre des journées italienne de Sainte-Terre un film (Ritorno) proposé par un ancien directeur d’école à la retraite  (1) a captivé l’attention d’un public venu retrouver ses racines, c’est à dire des plus de cinquante balais en majorité. Une opportunité de faire remonter à la surface du marécage de mes souvenirs des bulles au parfum italien. Arrivés à un certain âge nous ne sommes en effet plus capables de restituer que de rares moments ayant imprégné notre esprit. En fait notre mémoire n’est qu’un filtre avec des trous plus ou moins gros laissant filer ce que nous pensons important à un moment donné, mais qui disparaît dans le tourbillon du temps. La récolte n’est jamais à la hauteur de nos espoirs. La vieillesse réveille parfois au hasard d’une situation, d’une émotion, d’une lecture, un indice nous ramenant sur les décennies écoulées.

Cette stimulation constitue désormais une véritable thérapie contre ces foutues maladies dégénératives qui privent de plus en plus de gens de l’accès aux gestes mémorisés essentiels du quotidien. Vivre (ou plutôt survivre) dans un monde apparemment sans relief, sans couleurs, sans références devient la triste donne d’une forme de dépendance en augmentation constante. Perdre le contact avec son passé, naviguer sans aucune logique inspirée par l’expérience dans le présent et se révéler incapable de se concevoir un avenir mène à une mort sociale douloureuse.

La faculté de conserver et de rappeler des choses passées et ce qui s’y trouve associé, constitue l’un des plus précieux trésors dont nous disposons. Notre esprit conserve avec plus ou moins de précision des souvenirs. Tous n’ont pas la même importance. Tous constituent cependant un patrimoine colossal qui aurait permis aux Africains de prétendre que dans un village lorsqu’une personne âgée disparaît c’est une bibliothèque qui brûle. La difficulté c’est que faute de stimulation, ils s’effacent comme les traces de pas sur la plage avec la marée montante des nouveaux actes de notre quotidien.

Avez-vous tenté de vous pencher sur un album photo, sur des lettres conservées, sur des documents écrits pour vous remémorer l’environnement dans lequel ils ont été conçus ou produits ? La déperdition de ces repères permet de mesurer la nécessité de figer dans le temps ce que l’on sait du passé. Avez-vous cherché durant des jours sur un cliché de classe, un repas de famille, une équipe de spots collectifs, un mariage ou un événement collectif le nom de celle ou celui qui se trouve près de vous ? C’est agaçant mais tellement précieux. D’autant que ça va disparaître puisque les photos numérisées, les publications sur les réseaux sociaux sont englouties au fur et à mesure qu’elles viennent au monde. Or nous sommes toutes et tous détenteurs d’éléments minuscules de ce qui constituera notre histoire collective. 

La vieille dame qui sert de fil conducteur au superbe film documentaire Ritorno (1) a parfois beaucoup de mal à évoquer ce passé pourtant essentiel aux générations présentes. Elle fouille dans un sac où se cache tant de moments clés d’une vie comme l’arrivée de ses parents sur une terre « pas chère » où tout était à reconstruire. Elle a le regard ailleurs comme si le retour sur images lui causait du mal. Du travail, de la sueur, des réalités décevantes mais le bonheur de réussir sa vie accompagne sans cesse ses propos. J’ai aimé la simplicité de ses mots qui finissent pas tisser un tableau d’une période sombre de notre histoire commune. Elle instillait par ses souvenirs au moins le doute sur la période actuelle alors que tant de fausses certitudes nous conduisent au précipice.

C’est parce que depuis des décennies les faits liés à la guerre, à la montée du fascisme, à l’atrocité du comportement d’extrémistes issus des rangs du peuple, à une déshumanisation ont été oubliés, contestés, effacés des mémoires que nous sombrons inexorablement dans le marécage nauséabond du racisme ou de la haine normalisée. Par exemple lorsque par exemple Le 17 août 1893, dans les marais salants d’Aigues-Mortes – où la récolte du sel et les vendanges rassemblaient plusieurs milliers de travailleurs saisonniers – s’est déroulé le plus sanglant « pogrom » de l’histoire française contemporaine, faisant une centaine de victimes (morts ou blessés) parmi les ouvriers italiens, la motivation « raciste »v et encore plus « terroriste n’a pas été retenue. En dépit des preuves accablantes réunies contre eux, tous les assassins seront acquittés. Ce massacre et ce déni de justice placeront la France au ban des nations européennes et à deux doigts d’une guerre avec l’Italie. Qui l’évoque ? 

Finalement, afin de préserver la paix, les deux gouvernements choisiront d’enterrer l’affaire. Personne n’a laissé de témoignage sur cette tuerie. Les mémoires ont oubliées. Ce qui était tragédie a été recouvert par la poussière du temps. Désormais c’est pire… et on s’habitue ou on détourne le regard de Gaza au nom de principes sans valeur. Les mémoires effacent vite ce qui les gênent. Ritorno permet au moins de conserver une trace de ce que fut le passé simple. 

(1) Ritorno » réalisé par Bernard Lataste, cinéaste de talent et ancien directeur de l’école de Cocumont (47). 

Cet article a 2 commentaires

  1. christian grené

    Buongiorno, Jean-Marie!
    Je n’ai pas vu Ritorno, mais j’ai vu et revu Amarcord qui veut dire « Je me souviens » en romagnol. J’étais dans les bras d’Emilie.

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