Le retour sur le contenu de sa vie constitue souvent la principale occupation de celles et ceux qui avancent vers le grand âge et qui peuvent encore effectuer ce voyage dans le temps passé. Chacune ou chacun y puise des souvenirs plus ou moins heureux, des anecdotes décisives ou sans intérêt, des sentiments diffus ou très précis. Jean, que je retrouve après des mois d’éloignement pour partager une soirée heureuse, a le même âge que moi, à quelques mois près, un parcours et une trajectoire quasiment identiques. Nous avons arrêté notre engagement public en 2021 comme nous pensions nécessaire de le faire et il datait des années 1960 pour l’un et l’autre.
En cette soirée au milieu du bruit de la foule et des flots d’une musique envahissante, nous ne pouvons pas échanger autant que nous le souhaiterions. Et pourtant le regard ou quelques mots suffisent à se comprendre. La santé constitue évidemment le premier sujet dont nous causons. Elle ne saurait être optimale avec un constat vite similaire qu’il résume de manière très authentique : « mon médecin me dit que nous payons des années durant lesquelles en nous nous sommes consacrés totalement par notre métier ou nos fonctions électives au service des autres. Nous nous sommes négligés en pensant que nous étions invincibles. Nous serions usés ! » Trop tard pour y penser.
Cette confidence résonne en moi car lors de ma dernière visite de contrôle la jeune doctoresse examinant les comptes-rendus des examens que je lui apportais a commenté avec gentillesse leurs résultats : « vous pouvez tout faire pour stabiliser la situation mais vous ne pourrez pas effacer les conséquences des négligences du passé. Il faut les accepter et tenter de les supporter. C’est trop tard! ». Jean a la sensation réelle que souvent, « trop souvent précise-t-il mon engagement a pris le pas sur le respect de ma personne ! Dans le fond je n’ai pas eu le temps de véritablement vivre comme je l’aurais voulu Je m’en aperçois maintenant. Jamais je ne m’en suis rendu compte et j’ai pu arrêter la machine.»
Une famille d’origine constamment tournée vers la volonté d’être en adéquation avec les valeurs républicaines essentielles; la redevabilité prégnante à l’égard de l’ascenseur social de l’éducation publique; le passage formateur par le séminaire laïque de l’école normale et ce métier d’instituteur en une époque où le rôle ne souffrait pas le non-engagement au service des actions utiles à l’épanouissement des individus : autant de marques profondes laissées par la pression de fortes contraintes morales. « Je n’ai jamais pu décevoir. Il fallait être à la hauteur de l’image que l’on espérait pour moi. Je n’ai jamais eu le droit de ne pas être la hauteur de l’image que l’on avait de moi ! » Comment ne pas partager cette analyse ? La même repose sur mes épaules comme un fardeau permanent.
Depuis qu’il a posé au vestiaire des lieux publics, sa besace de soucis institutionnels, il rêve justement de tout ce qui lui a été interdit par son rôle social. « J’aurais envie de me payer une belle cuite pour le plaisir de témoigner de ma liberté. Je crois que dans ma vie je n’en ai connu qu’une seule et encore. Partir à l’aventure sans aucune organisation préalable, sans être jugé pour ce que je fais ou je ne fais pas. Être inconnu de telle manière que personne ne puisse s’étonner de mon comportement. Le seul problème c’est que maintenant que je pourrais m’offrir ce luxe de la liberté je ne suis plus capable de le mettre en œuvre pour tout un tas de raisons. » L’adjectif le pire d’une vie comme celle que nous avons en commun : convenable, être convenable, ne jamais déraper, essayer de répondre à l’image que l’on espère de vous !
Jean avoue que des soirées comme celles au cours de laquelle nous nous retrouvons lui donne une bouffée d’air pur. Seuls celles et ceux qui ont connu les affres dans l’emprisonnement des convenances obligatoires sont en mesure d’apprécier ce ressentiment qui taraude en permanence. L’engagement public fait en effet que rien n’échappe à la surveillance générale. Vos ami.e.s, vos fréquentations, ce que vous buvez, ce que vous mangez, ce que vous achetez, ce que vous pensez et même ce que vous ne pensez pas, donnent lieu à commentaires et à jugements péremptoires. « J’ai vraiment envie de pouvoir enfin me lâcher sans me soucier des conséquences mais je n’y arrive pas..» explique celui qui après de 40 ans de mandats électifs divers a toujours été aux aguets pour rester fidèle à ses valeurs.
« Brutalement tu n’es plus rien. Tu le souhaites mais tu as parfois envie de transmettre ce que tu sais et ce que tu pourrais apporter dans ce monde incertain. Tout ce que tu as réalisé est oublié. Même si c’est une règle que l’on vous rappelle sans cesse, je trouve ça dommageable à l’intérêt général. » C’est visiblement une souffrance pour lui d’avoir été « oublié » et de ne pas pouvoir discuter au minimum avec ceux qui lui ont succédé. « Il m’est difficile de ne pas m’intéresser à la chose publique mais je me garde bien d’intervenir. » Une nouvelle contrainte est née en quelques mois : celle de se taire.
Jean, se lève et quitte la table. Il se fond dans la nuit après avoir remercié du partage et pris un nouvel engagement, celui de répondre aux sollicitations qui pourraient lui être transmises. « Je n’ai pas pu ce soir me laisser aller à trinquer car il faut que je rentre et je ne peux pas ma permettre en cas de contrôle d’être pris en défaut… » On ne se change pas aisément. N’empêche que je pense qu’il a été heureux d’avoir simplement partagé. Moi-aussi ! Que les étoiles veillent sur lui.
En savoir plus sur Roue Libre - Le blog de Jean-Marie Darmian
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
Bonjour Jean Marie.
Il vaut mieux avoir des regrets ou des remords ?
Ton message me parle même si je suis beaucoup plus jeune que toi ( sic) et bien sûr je n’ai pas ton parcours! Pour autant je comprends le sens de ton message . Nostalgie : la joie de vivre de la mémoire comme dirait un de mes amis que tu connais bien. La question que l’on peut se poser est : que ferions nous si c’était à refaire ?
Je ne sais pas. ?
Toute une vie au service des autres pour le bien commun pour se sentir utile sans s’oublier . Pour moi c’est donner le meilleur de moi même en ayant comme fil rouge le doute . Je m’égare un peu mais ton message m’émeut beaucoup.
Belle journée Jean Marie .
Bonjour Agnès,
Vous étiez conseillère municipale de Sore et que maintenant vous n’êtes plus rien. C’est cela ?
Allez courage.
Bonjour coucou ?
Non pas du tout rien à voir avec mon mandat d’élue à Sore. Et je ne suis pas plus rien.
Étonnante votre remarque …
Bonjour Agnès,
Merci de bien vouloir vous présenter harmonieusement.
Bel après-midi
Charité bien ordonnée commence par soi même.
Cet article me fait penser à la légende du colibri que tu ne connais peut-être pas et qui est la suivante:
La légende raconte qu’un jour, au fond de la forêt amazonienne, un incendie s’est déclaré.
Les animaux de la forêt étaient tétanisés par le spectacle, incapables de faire quoi que ce soit devant ce feu qui ravageait leur habitat.
Seul le colibri, prenant quelques gouttes d’eau de la rivière dans son petit bec, s’envolait ensuite pour les verser sur les flammes.
Il multipliait ainsi les allers retours autant qu’il le pouvait.
Les autres animaux assistant à la scène, au départ muets, se mettent à se moquer de lui :
« Tu n’es pas ridicule ?! Tu crois qu’avec ces quelques gouttes d’eau tu vas éteindre le feu ?! »
Le colibri, continuant sa manœuvre leur répond : « Je fais ma part ».
Tu as fait plus que ta part et si chacun faisait la sienne, le monde irait beaucoup mieux…
Le sentiment qui t’habitait l’autre soir, Jean-Marie, je crois que nous le partageons tous et toutes. Que dire de plus que ce que tu as joliment écrit? « Nada » aurait probablement répondu Carmen Lozano (peut-être Laure en a-t-elle entendu parler) avec qui j’ai tracé une longue route au lycée, à la mairie et sur les bords de terrains de sport de Libourne. Une amie chère dont tu m’apprends qu’elle vient de nous quitter. Comme quoi!…
@ à mon ami Christian
Seguro… ¡ Carmen Lozano me habla… ! Elle nous a quittés trop tôt mais nous avons le devoir de ne pas l’oublier.
Si nous sommes sûrs et sûres d’une chose, c’est avec certitude, cette vérité : « un jour, tu ne seras plus de ce monde ». Certains et certaines passent leur temps à l’oublier. Voilà des années que je vis avec elle… et que je mets à profit le temps qui m’est compté… à écrire. Ecrire pour transmettre et faire ainsi la grimace à l’oubli.
Bonjour Monsieur Jean Marie.. Mille merci pour ce beau texte qui narre bien la vie des » vieux » que nous sommes. Une partie de ma vie associative et d’élu est bien résumée par tes propos. Le plus difficile ce n est plus d’être en prise avec cette vie publique c’est d’entendre au détour de conversations: » qu ont ils fait »… Là tu prends un bon uppercut et accuse le coup devant tant de suffisance de la part de jeunes élus qui se là pète comme l on dit!! Adishazt.
Bonjour Jean Marie,
Engagée dans la vie associative, dans mon travail auprès de Ph. M, puis élue dans ma petite commune, je me reconnais dans ton beau texte. Parfois j’ai le sentiment d’avoir beaucoup donné. Je ne regrette pas. j’étais solidaire et je trouve que la solidarité à tendance à disparaître dans la vie de tous les jours. Mais je reconnais que pendant nos grands incendies girondins, nos concitoyens ‘(du moins ceux directement concernés) et nos pompiers ont fait preuve d’une grande solidarité. JE les en remercie vivement. A demain pour mon petit moment privilégié de lecture.3