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Les cimetières de l’oubli, des apparences ou des souvenirs

Il n’y a probablement pas de lieux plus révélateurs de la vie réelle d’une société que les cimetières. Paradoxe, ils portent, davantage que tout autre espace public, les stigmates d’une évolution profonde des mentalités, dont personne ne veut mesurer les conséquences. L’âme d’un peuple, d’une ville ou du plus reculé des villages, se reflète ainsi dans l’endroit qu’ils consacrent à leurs morts. Une promenade solitaire dans les allées, avec un esprit un brin curieux, permet d’en apprendre beaucoup plus sur les changements ayant affecté le monde que toutes les études socio-historiques les plus sophistiquées.

A l’ombre du clocher, blotti contre une église ou à flanc de coteau, à l’écart du hameau, ce n’est plus le même cimetière. Tous sont différents les uns des autres. Avec des herbes folles ou des allées goudronnées, il ne respire plus les mêmes vérités. Son ordonnancement rigoureux, ou la diversité poétique des implantations, traduisent la philosophie des vivants. Le nombre de grilles repeintes, de pierres tombales couvertes de mousse, de croix descellées, de pots de fleurs oubliés, de plaques brisées, varient nettement d’une région à l’autre.

Les cyprès, les chênes verts, les bouleaux ou les pins parasols ne portent pas la même vision du compagnonnage d’éternité. Globalement monumental, cossu, démonstratif, le cimetière transpire l’aisance économique, passée ou présente, de grandes familles locales ayant la volonté de continuer à paraître dans l’au-delà. Champêtre, dépouillé, caché, il illustre la sincérité des rapports entre les vivants et les morts et plus encore le souci collectif de ne pas verser dans le déraisonnable. De celui où se repose le Père Lachaise, de Montmartre, du Montparnasse où la quête des célébrités disparues bat son plein à celui de la plage de Sète où Brassens n’est pas enterré; de celui douillet d’Arcangues à ceux des mornes plaines où sont installées de milliers de croix blanches identiques ses victimes de la folie des hommes comme Douaumont, le promeneur ressent différemment la mort.

Les noms et les commentaires portés sur les plaques m’émeuvent toujours, car parfois ils sortent des poncifs pour aller vers la vérité des douleurs. Les mêmes mots, gravés dans la douceur fragile de la pierre blanche, dans la dureté inaltérable du marbre ou dans le fil rustique du bois ne revêtent pas la même signification, ne témoignent pas de la même confiance dans la durée du souvenir. Ils portent, avec un pourcentage d’erreurs faible, la saga d’une famille, des parcours de chair et d’os, qui, j’en suis certain, peupleraient sans effort des chapitres de romans.

Je ne peux jamais m’empêcher, dans le silence, de chercher à dénicher, à travers des dates de naissance et de disparition, la fugacité d’une vie reliée à un prénom plus ou moins désuet, ou la durée exceptionnelle d’une autre, perdue dans un siècle passé. J’ignore souvent tout de ces disparus, et je peux donc librement interpréter ces signes extérieurs de richesse posthume. Tous ont participé à l’histoire du village. Tous ont aimé ou haï. Tous ont souri ou pleuré. Tous ont espéré et perdu? Le cimetière constitue la plus fabuleuse des bibliothèques, si vous avez les clés de l’imagination. En me promenant dans celui de ma commune de naissance à Sadirac j’ouvre un album au mille visages, aux voix différentes, aux anecdotes infinies, aux sentiments variés.

J’ai toujours eu mal au cœur, en ces journées précédant la Toussaint, en constatant que l’oubli le plus froid côtoie le souvenir idolâtre. L’abandon forcé ou volontaire se remarque en effet davantage au cœur d’un déluge luxuriant de chrysanthèmes. Les ravages du temps sont encore plus redoutables pour les morts que pour les vivants. Ils les expédient dans un anonymat oublieux, dans le néant absolu. Les jardiniers des mémoires ne cultivent pas nécessairement les  » bonnes  » fleurs. Celles qui s’épanouissent à une date fixe accaparent tous leurs efforts alors que les plus précieuses sont celles qui poussent naturellement le long des chemins quotidiens du souvenir. Encore une fois, l’apparence supplante la sincérité, mais dans le fond, l’essentiel demeure.

La mort devient de plus en plus discrète. Les prêtres se raréfient. Les cérémonies se simplifient, et la crémation entre lentement mais sûrement dans les mentalités. Les familles explosent sous la pression du divorce, et de l’éloignement lié à la quête du travail. Le recul de l’âge des décès, avec son cortège d’invalidités, rend la disparition moins douloureuse.

Les cimetières sont, eux aussi, pavés de bonnes intentions. Ils se parent de leurs plus beaux atours quand le respect des conventions l’exigent, et sombrent ensuite dans la grisaille. On y retrouve cette peur planant sur notre société vis à vis d’un instant appartenant pourtant pleinement à l’essence même de la vie. Chacun d’entre nous est, en effet, persuadé qu’il découvrira l’élixir de jouvence. Les produits miracles avec Oméga 3 ou DHEA se vendent comme jamais. Les magazines traitant de la santé s’arrachent comme des petits pains. Les médecins sont sensés faire des miracles. Les campagnes de communication tentent de nous persuader qu’en renonçant à quasiment tout nous pouvons éviter le pire.

Alors, les cimetières apparaissent désormais comme les lieux des échecs suprêmes : ceux où l’on ne trouve que des gens qui n’ont pas su ou pas pu éviter la mort. Si vous y allez, prenez donc bien soin de regarder les autres, de leur donner une seconde d’éternité supplémentaire en lisant leur nom, en regardant leur photo éventuelle, en vous intéressant, en définitive, à leur triste sort. Ca remplacera tous les chrysanthèmes du monde !

Cet article a 11 commentaires

  1. Bernie

    C’est parce que ma famille a existé que je vais porter une petite fleur sur le caveau de famille. C’est la moindre des choses. La mort c’est dur mais le souvenir pour moi qui suis vivante quelque chose que je ne peux oublier

  2. christian grené

    Cher Jean–Marie,
    Grâce à la lecture du dernier livre de notre ami commun, Jean Eimer, je me suis replongé dans la lecture des Essais de Montaigne et je crois me souvenir que cet inestimable joyau de notre littérature recommandait de vivre dans une chambre disposée en face d’un cimetière, pensant que ça pouvait aider à garder en tête les priorités de la vie.
    Ma famille, elle, repose à côté du caveau des Cousteau. « El comandante », Laura!

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à Christian
      Belle replongée… qui va t’aider à remettre un peu d’équilibre et de sagesse dans cette vie qui nous est offerte et que nous ne savourons que lorsque la fin approche…

      1. christian grené

        Trop drôle!
        J’apprends que Facebook va devenir Meta. Y me recuerdo esta palabra como en « alcazar la meta de su vida ». Je l’entends aussi en écoutant les commentaires pour l’arrivée des étapes sur la Vuelta ciclista.

        1. Laure Garralaga Lataste

          @ à Christian

          ¡ Vaya ! Que bien escribes… « Y recuerdo » lo que me dijiste
          a propósito de tu español…

    2. J.J.

      …le livre de notre ami commun, Jean Eimer, je me suis replongé dans la lecture des Essais de Montaigne …

      Remarquable ouvrage qui se lit mieux qu’un roman et que je relis de temps à autre.
      C’est vrai que j’ai un « grand « faible pour Montaigne. je n’ai jamais eu le courage de lire « les Essais  » en entier, mais j’en ai lu beaucoup d’extraits.
      C’est une rude et difficile tâche, la lecture des Essais. la version originale est quasi écrite en langue étrangère pour nous (j’ai eu beaucoup de mal déjà avec Rabelais).
      Il existe bien des « traductions  » en langage actuelle , mais on lit à travers les lunettes du traducteur qui malgré sa bonne volonté, interprète selon sa pensée. « Tradutore, traditore ».

  3. Laure Garralaga Lataste

    Merci Jean-Marie, demain c’est dimanche et je prendrai le temps de savourer et de répondre à ce « Roue Libre ». Enfin, nous aurons un « Roue Libre » ce dimanche !
    Je sens que je vais à nouveau adorer les dimanches…

  4. laure Garralaga Lataste

    Brassens doit être triste de ne pas être enterré au cimetière de Sète ! Tandis que Mariano doit être heureux de reposer à Arcangues, versant côté France du Pays Basque… si proche de sa terre d’Espagne où il est né… Luisito qui grandit et connut la notoriété à Bordeaux, dans ce quartier de « la petite Espagne » proche des Capus (des Capucins, ventre de Bordeaux).

    1. christian grené

      Laura mia,
      Zola a écrit « Le Ventre de Paris ». Qui écrira « Le Ventre de Bordeaux ». Toi, moi, ou un moine capucin?
      Abrazo.

  5. Angel+Martinez

    Super ….je visitaré mardi le cimetière de GRANADE en ANDALUCIA..avec une enseignante pour visiter les tombeaux de toutes et tous les asesines pour la dictetute de Franco depuis 1939…

  6. Angel Manuel Martínez Fernández

    Dictature je voudrais dire…

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