Hommage rendu à Jean-Marc Rigo qui fut mon compagnon de route immuable depuis 50 ans !
Mon cher Jean-Marc,
Le moment que je redoutais est venu bien trop tôt de dévoiler le serment secret qui nous unissait Jean-Marc Rigo et moi depuis de longues années. Il avait été conclu lors de l’une de ces nombreuses soirées où nous refaisions modestement notre monde se limitant aux contours de cette bastide créonnaise à laquelle nous étions charnellement et passionnément attachés. Jean-Claude Nouailles, toi et moi, avions décidé, ce soir-là, après quelques verres de rosé et un repas sans tomates puisque vous ne les supportiez ni l’un ni l’autre, que l’un des survivants s’exprimerait lors des obsèques des deux premiers quand ils seraient appelés vers un ailleurs plus vaste, mais forcément moins beau, que la Place de la Prévôté que tu regardais inlassablement chaque jour en ouvrant la fenêtre. Quand Jean-Claude nous abandonnés tu as passé ton tour.
Maintenant me voici à tes cotés pour respecter notre contrat. Jean-Marc, je ne peux pas croire un instant que tu aies pu, toi qui n’aimais vraiment pas les discours, faire en sorte que je sois le dernier à respecter notre serment. Si c’est le cas Jean-Marc notre complicité aussi vieille que nos vies respectives, ne t’autorisait pas pareille pirouette : j’avais encore tellement besoin de toi pour partager les nouvelles de Créon, pour me rassurer sur toutes les erreurs que l’on m’attribue sur la gestion du passé, pour me conforter sur mes jugements sur le présent, pour simplement ne pas vivre dans le fond, sur la pire des nourritures terrestres, celle de nos souvenirs.
Nous avons fini par être perçus toi, moi et quelques autres de moins en moins nombreux, comme de vieux Créonnais, vous savez ces indigènes qui ressassent leurs histoires autour d’une table ou dans une réunion, qui tentent d’expliquer que le présent n’existe que sur les bases d’un passé construit par d’autres.
La modernité nous avait rattrapés et je sais que, même si la nostalgie n’est pas une bonne conseillère, quand nous nous croisions sous ces arcades qui ont vu évoluer toute ta vie tu en refusais parfois les aspects destructeurs du lien humain, de ce partage social que nous avions contribué modestement à bâtir ! Il faut bien le dire Jean-Marc nus n’étions pas encore relégué au banc sous les arcades mais pas loin…
Nous avions pourtant encore à parler d’avenir. D’ailleurs il a quelques jours tu m’avais demandé de réserver la date du 23 septembre pour les 10 ans de cet orgue qui nous a mobilisés avec toi Hugues, durant des années et qui faisait ta fierté. « Tu parleras m’as-tu dit 5 ou 6 minutes » avais-tu ajouté en souriant.
Le passé n’est jamais aussi beau qu’on le raconte et les lendemains qui chantent, même s’ils deviennent de plus en plus rares, méritaient que tu les vives.
Nos souvenirs communs sont nombreux, colorés, joyeux, sonores, amusants, douloureux ou enthousiasmants mais j’aurais tellement préféré ne pas avoir à les faire défiler depuis jeudi dernier sur l’écran noir de mes nuits blanches selon une célèbre expression de Claude Nougaro avec lequel tu avais échangé lors de sa venue dans cet espace culturel qui te tenait tant à cœur.
Ces souvenirs sont sur les milliers de photos que tu as prises ou développés et qui ont constitué le cœur de ta vie. Tu a eu sous les yeux des Noëls, des fêtes, des kermesses, des vacances, des mariages, des classes, des clichés ressuscités, des extravagances, des drames : tu étais le témoin privilégié mais discret de la vie ordinaire des autres ! Dans le fond on a moins de souvenirs de toi que tu en emportes de nous !
Il faudrait des tomes et des tomes pour rassembler en images et en récit ces soixante années d’amitié nous ayant, malgré des interruptions dues aux aléas de nos parcours respectifs, réunis dans l’amour de la vie créonnaise.
Notre passion c’était Créon. Notre ambition c’était Créon. Notre vocation c’était Créon. Jamais et tu le sais Jean-Marc nous n’avons varié : tout pour Créon et Créon pour tous ! Je ne conserverai que 4 pages du livre d’un livre de vie qui en contient des dizaines de milliers. Sur ces 4 pages il y a ton plaisir intérieur que seuls les vrais connaisseurs de ton caractère pouvaient percevoir dans tes yeux. Il fallait décoder ton silence et surtout savoir le respecter en regardant simplement tes yeux !
La première page porte une salle pleine avec la projection en occitan d’Histoire d’Hadrien dans ce qui était encore Créon ciné. Ta joie était rayonnante car avec ta bande copains soutenue par Roger Caumont tu avais réussi un défi inédit : garder en vie Créon Ciné où nous avions tellement de moments de jeunesse partagés.
La seconde concerne la venue à Créon de Linda May car elle symbolisait le miracle d’une programmation audacieuse au Centre culturel et surtout elle avait mis sur un nuage de bonheur Françoise et tu en étais le plus heureux des hommes.
La troisième touche à l’une des nombreuses soirées de préparation de nos célèbres expositions. Celle-là était consacrée aux bébés créonnais et nul me peut imaginer l’extraordinaire matinée passée à réaliser dans ton magasin la photo où nous sommes Jean Claude, toi et moi nus avec nos coussins en guise de feuilles de vigne sous l’objectif tenu par Françoise !
Enfin la quatrième page est inédite, c’est celle où, lassés par la présentation exhaustive des comptes administratifs de la commune par le méticuleux Monsieur Bourgois nous avions apporté notre café, nos gâteaux et notre bonne humeur pour pique-niquer en pleine séance du conseil en compagnie de nos voisins de table Marie-Thérèse Dambreville et le Docteur Bernard Jarry.
Je sais on était peu sérieux Jean-Marc mais nous ne l’avons jamais été car justement on ne se prenait pas au sérieux. Derrière ton silence se cachait une propension à la fête qui nous a même conduits à aller stopper clandestinement les cloches de l’église qui réveillaient trop tôt notre ami Michel Tauziet ou à faire le parcours complet sous les arcades dans ta voiture un soir de retour de foire.
Il y en a bien d’autres… Puisque nous partagions ce sentiment que la tradition créonnaise portée par ton père et tes oncles dans la commune libre du quartier de la Gare ne pouvait s’éteindre. Il nous fallait être dignes de ces Italiens simplement heureux de vivre !
En fait avec toi, comme le veut un ver du poète piémontais Silvio Pellico nous avons toujours considéré que « l’amitié était un lien fraternel, et, dans son sens le plus élevé, elle est est le plus bel idéal de la fraternité »., Tu étais donc plus que mon ami tu étais mon frère de cœur et souvent de raison. Notre amitié et donc notre fraternité était réelle, concrète, profonde indissoluble dans le temps autant que l’étaient nos racines dans cette terre lointaine d’Italie que nos pères avaient quittée l’espoir au cœur à peu près à la même époque, celle de la peste brune que comme moi tu haïssais.
Nous étions Jean-Marc aussi et surtout frères d’âme ! Cette âme fertile transmise par de cette Vénétie où toutes les formes de l’amour de la vie imprègnent le quotidien !
Tous deux enfants de ces mariages mixtes ayant nécessité force de caractère pour nos mères françaises nous nous comprenions sans nous parler. Imaginez ces deux Italiens Guérino et Eugénio qui épousent une « Martin » et une « Normandin » c’était déjà aventure. Jamais, je dis bien jamais, tu n’as oublié les origines de ton père et d’ailleurs tu as respecté ses volontés en allant déposer ses cendres sur ses montagnes natales. Rigo tu étais ! Rigo tu es resté ! Et souvent tous deux nous plaisantions en nous disant que durant 20 ans nous avons dans le fond les symboles, toi comme premier adjoint et moi comme maire, de la réussite de l’intégration des immigrés dans la société créonnaise. Une sorte de revanche du destin pour tous ces Ritals que l’on avait rejetés ou méprisés !
Je me suis souvent demandé pourquoi nous avions pu cheminer ensemble tellement longtemps dans la même direction sans aucune divergence fondamentale sur le cap à suivre.
Je pourrais reprendre la fameuse phrase de Montaigne parlant de La Boétie : « parce que c’était lui et parce que c’était moi ! » Trop facile. Je pense du fond du cœur que c’est parce que tu avais dans la vie sociale toutes les qualités que je n’avais pas : tu étais taiseux et réservé quand j’étais trop volubile et trop démonstratif ; tu étais prudent et pondéré quand j’étais enthousiaste et pressé, tu étais obstiné et serein quand j’étais superficiel et angoissé. Le couple idéal !
Quand Roger Caumont a décidé, malgré des pressions contraires d’intégrer les trois Mousquetaires turbulents et imprévisibles (Rigo-Nouailles-Darmian) ayant ferraillé à ses côtés en 1977, dans son équipe municipale de 1983 il a tenté un sacré pari dont nous ne le remercierons jamais assez car il nous aura permis de renforcer notre amitié solidaire, de vivre le bonheur de construire un modèle de vie associative autogestionnaire à laquelle nous avons activement participé sans faiblesse, chacun dans notre secteur de préférence !
Quand il a décidé encore contre des amis qui ne te voulaient pas que du bien, de te confier, après une soirée pré-électorale homérique le poste de premier de ses adjoints grâce aux vertus de l’ordre alphabétique inversé, son intuition était encore louable et respectable. Je l’ai suivi en 1995 dans son choix et je ne l’ai jamais regretté.
Durant 25 ans à ses côtés puis à mes côtés, tous les matins ou presque tu as traversé un coin de la Place et tu es venu ouvrir le courrier et partager avec le personnel de la Mairie ce brin d’humanité qui permettait de souder les énergies et favorisait le dialogue.
Tu ne n’as jamais trahi ton camp. Tu n’as jamais rechigné à servir. Tu as, loyalement, dans les secteurs que tu avais choisis, mis ta force tranquille au service de notre idéal ! « Qui va piano va sano » telle aurait pu être ta devise ! Elle t’a lâché en route.
Tu as choisi ta vie. Tu as assumé ta vie. Tu as donné une bonne part de ta vie aux autres. Tu as permis à bien d’autres de réussir leur vie en leur offrant ton temps, ton cœur et ton amitié.
Tu as réussi ta vie !
Créon te doit beaucoup plus que les apparences le font penser. Créon te doit des moments exceptionnels inscrits dans les mémoires. Créon te doit ce qui a fait sa force et sa célébrité durant la fin du siècle dernier : son sens du partage culturel et social ! Tu as été pour nous à la fois Toto le gamin émerveillé par les films d’amour et Alfredo le projectionniste dévoué au septième art de ce film qui nous réunissait : Cinema Paradiso !
Jean-Marc ne te berce pas d’illusion la superficialité de la société actuelle fait que l’on oubliera vite, trop vite ce que tu as fait, que tu as donné, ce que tu as assumé, ce que tu as inventé, ce que tu as construit. Nul n’est prophète en son pays. A Créon comme ailleurs ! Tu as été parfois comme moi, meurtri de ces réactions imprévues mais nous serons cependant nombreux à conserver de toi ce qui est le plus important : l’image d’un homme intelligent, tolérant, solide dans ses convictions, discret, ouvert sur le monde, notre compagnon et notre camarade ! Jean-Marc tu étais notre force tranquille !
Jean-Marc, mon ami, mon frère rappelle-toi que la véritable amitié est celle qui est fondée sur l’estime, le respect mutuel et une confiance absolue. Le reste c’est de la poudre aux yeux ! Et tu as eu des amis. Tu as eu de ma part et de nombreux autres, cette estime, ce respect et cette confiance qui fondent une vie réussie. Que toutes celles et tous ceux qui ont partagé une période de ta vie personnelle, que toutes celles et tous ceux qui t’ont aimé, que toutes celles et tous ceux à qui tu as tendu la main ou qui te l’ont tendue soient heureux de t’avoir croisé.
Pensez au moment de la séparation que « Tout chagrin passe. Tout bonheur perdu n’est que l’attente d’un bonheur plus grand. » C’est François Cavanna qui l’a écrit et Jean-Marc tu nous as souvent fait penser à lui qu’on le croit volontiers !
Je sais Jean-Marc mon frère, ne proteste pas j’ai encore été trop long mais pardonne-moi je gagne du temps avant de te perdre de vue à jamais ! La déchirure a été trop brutale…
Adieu mon ami, mon frère… Repose en paix !
Arrivederci il mio amico, mio fratello… Riposa in pace !
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Un hommage exceptionnel pour un homme qui l’était. G.T.
Bel hommage qui sort du coeur.
Bien que touchée d’apprendre sa disparition, Jean Marc est assurément un de ces êtres que je suis heureuse d’avoir côtoyé dans ma vie.
Je ne connais pas ce monsieur Jean Marc mais je trouve que les lignes de Jean Marie sont poignantes.
Qu’il repose en paix et mes condoléances à la famille avec toute ma solidarité dans cette épreuve.
un bel hommage mérité
Bel hommage à votre ami disparu.
Merci Jean-Marie pour ton hommage très émouvant que tu as fait pour Jean_Marc qui méritait bien cela. Tu en as fait beaucoup craquer, moi le premier. Je n’oublierai jamais la gentillesse, la discrétion, la confiance et l’amitié qu’il dégageait. Nous avons perdu un grand créonnais.
Adieu Jean-Marc, sans tes conseils judicieusement distillés, le Cinéma Lux de Cadillac n’aurait pas pu renaître en 1997-1999. Nous devons tout à Max, et à toi. Adieu, mon ami.