Tout ça n’a l’air de rien, mais la civilisation de l’œuf dur fout le camp ! Celui qui représentait la simplicité historique de la nourriture n’est plus de mode. Tenez, si vous allez de temps à autre encore, vous asseoir au comptoir d’un véritable bistrot (je sais, eux aussi sont en voie de disparition), vous n’avez pas remarqué que rares, très rares sont ceux qui proposent désormais un présentoir avec des œufs durs pour les affamés? Vous savez, celui que l’on écalait avec le sentiment de pouvoir se payer un extra au moment de l’apéro. Mieux, il faut maintenant tomber dans un restaurant véritablement « ouvrier » pour pouvoir trouver, à la carte ou au menu, les fameux « œufs durs mayo ». Pas assez chic, pas assez sophistiqué pour mériter l’intérêt du client et du patron. On ne saurait se contenter de ce qui fut l’entrée la plus demandée durant des décennies. Elle représentait même, selon moi, la transition entre le monde rural, solide, frustre mais efficace et celui des villes où l’on avait besoin de retrouver ses racines. En devenant majoritairement urbaine, la France a perdu les plaisirs ordinaires de l’œuf que l’on allait chaque soir ramasser dans les nichoirs ou dans des endroits habituels des poules, pour le convertir illico en repas « gratuit », faute souvent d’autre chose. A la coque, il avait le goût de l’enfance car il constituait le repas du soir. Les sacro-saintes mouillettes, taillées dans la miche et beurrées ou « margarinées » selon l’état des finances, offraient un repère sur les traditions familiales. Combien d’enfants actuels consomment ainsi ce qu’ils croient souvent n’exister qu’en chocolat, avec un cadeau surprise à l’intérieur?
Pour son plus grand malheur, les magazines féminins ont tué le plaisir dans l’œuf, en l’inscrivant parmi les produits conseillés pour les régimes. En répandant l’idée qu’il pouvait soigner le mal être de la fausse obésité, les pourvoyeurs des menus miracles ont accrédité sa non-valeur nutritive. Un pauvre 80 calories par unité a réglé, dans les esprits, le sort de cette référence culinaire, dont on devrait se souvenir qu’il ne se fait pas cuire n’importe comment. Il existe en effet un processus particulier pour obtenir l’oeuf parfait
D’abord, il faut chasser l’idée reçue selon laquelle il suffit de plonger l’œuf dans une simple casserole d’eau, de faire bouillir durant dix minutes, pour obtenir un produit mangeable. Le culte de la perfection en matière culinaire passe par ce geste que l’on croit banal alors qu’il nécessite beaucoup plus de précautions et de talent.
En effet, la cuisson par ébullition incontrôlée provoque une coagulation brutale (donc une perte d’eau par resserrement du tissu protéinique), ce qui apporte cette intolérable consistance caoutchouteuse du blanc d’œuf cuit. Un dicton circulait autrefois dans les villages, voulant qu’en demandant à sa future épouse de vous faire cuire un œuf dur, on savait si elle serait une bonne cuisinière ou non. En effet, le mets nécessite une surveillance particulière et surtout pas un désintérêt coupable.
Ainsi en réduisant, au bon moment, l’allure de chauffe, et en abaissant la température sous l’ébullition, on évite une « pressurisation » interne… et on écarte tout risque de fissuration de la coquille. Ah ! L’œuf dur fissuré, quelle catastrophe pour le gourmet : il prend l’eau et n’a plus du tout le même goût que celui dont on a réussi à préserver l’intégrité. Ce détail sert, dans un repas, de premier constat : si l’on vous sert un jour un œuf dont la coquille a explosé vous pouvez en déduire qu’en cuisine, il y a des progrès à faire
Alors en exclusivité, en ce jour de Pâques, je vais vous livrer les secrets de l’œuf dur parfait. Ils partent d’un constat scientifique : le blanc contient de l’eau, ce qui fait que si vous faites chauffer trop vite et trop fort votre œuf, vous faites certes bouillir l’eau de la casserole, mais aussi celle de l’intérieur. Si ça se produit, vous pouvez renoncer à la perfection!
Il faut en effet savoir que le jaune cuit aux alentours de 70 degrés et le blanc autour de 60 ce qui fait qu’il ne faut jamais que l’eau de la casserole boue à gros bouillons. Autrement c’est … cuit ! Il faut donc de la patience, et le mieux consiste non pas à baisser le gaz ou l’électricité mais à ajouter, de temps en temps, un peu d’eau froide, et attendre une demi-heure pour obtenir un résultat idéal. On obtient alors, à la dégustation, un blanc moelleux et fondant, loin du blanc élastique habituel. Le jaune quant à lui laissera échapper ses arômes forts, tout en restant fondant. Pas d’élasticité ni d’aspect caoutchouteux : le bonheur ! La seule chose que vous n’arriverez jamais à réaliser c’est, quand vous le couperez en deux, d’obtenir que le jaune soit parfaitement centré, car c’est totalement impossible puisque le jaune est plus léger que le blanc contrairement à ce que bien des gens croient…
Je sais, ce ne sont qu’élucubrations pour crânes d’œuf…A moins, tout simplement, que ce soit un moyen comme un autre, de vous rappeler que le bonheur se trouve souvent dans la simplicité absolue. Un principe qui tend à disparaître sous la pression de la société de consommation. Regardez bien autour de vous aujourd’hui, et dites-moi si vous avez offert beaucoup d’œufs durs…Je sais, vous ne voulez pas être ridicule. Je le comprends !
Jean-Marie Darmian
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Ce que vous dites est intéressant. Il y a belle lurette que les bistrots ne présentent plus d’œufs dur ou de cacahuètes au comptoir. Il faut faire de la pub à ceux qui les proposent encore ! Ajoutez une pomme et un pastis, pas besoin de se mettre à table si vous êtes pressé. Parfois, la coupure repas est un peu trop longue … surtout chez les élus et fonctionnaires qui tiennent réunions après réunions !
Je dois rendre hommage à votre article qui est très bien écrit et permet, aux jeunes adultes comme moi, de découvrir que ce qui apparait comme une curiosité dans certains films des 70s était en fait une pratique bien commune il y a encore peu..