Il y a un siècle, l'été ordinaire créonnais

594_001La matinée est très fraîche sur la place de la Prévôté en ce vendredi 31 juillet. Il n’y a personne au moment où l’angélus de 6h 30, heure solaire, lance la journée. Seul un chien se hasarde à traverser ce vaste espace sur lequel aucun arbre n’a été planté depuis de six siècles. Il fait à peine plus de 10 ° ce qui n’encourage guère à sortir en plein été. Les commentaires ont d’ailleurs porté lors du marché de mercredi sur cette période inquiétante pour les cultures car depuis 3 jours consécutifs on a froid, vraiment froid. C’est vrai que le début de 1914 a été particulier puisqu’en mai… il a neigé sur les bords de la Méditerranée après une violente tempête ayant détruit à Lyon les installations de l’exposition internationale. En Janvier Créon avait déjà grelotté comme jamais. Le chef de gare aurait, au café en face, raconté que l’un de ces collègues avait appris que le « rapide » Marseille Bordeaux avait mis 88 heures pour relier les deux villes tellement il avait fait mauvais !
« Ce n’est plus comme avant. Tout est déréglé. Il n’y a plus de saisons. Vous avez vu ces orages et ces pluies. Nous n’avions jamais eu un temps aussi pourri » explique le premier client s’installant au comptoir tenu par un Alsacien nommé Gruber (1) ayant quitté sa terre d’origine occupée pour prendre la gestion du « Grand Hôtel Restaurant de la Prévôté » juste à coté de l’hôtel de ville. Les récoltes, constituent en cette fin juillet? le sujet essentiel des discussions. Les foins ont été péniblement rentrés dans les granges installées sur l’arrière des maisons de la rue Baspeyras grâce à quelques jours de beau temps mais pour les moissons il faudra attendre une amélioration dans toutes ces fermes de polyculture aux équilibres fragiles . La vigne peine. Des étables installées autour du « commun » de la rue d’Epernon monte le meuglement des vaches désireuses de partir dans les prés où les gamins ont été les chercher hier soir. Le village ne sait pas grand chose du vacarme international.
Lentement les portes des magasins s’ouvrent les unes après les autres . Les artisans avant l’embauche, viennent se donner du courage mais il n’existe encore aucune fébrilité particulière. La nouvelle du possible appel sous les drapeaux pour défendre la France va pourtant ce matin-là, lentement se transmettre sous les arcades plongeant tout le monde dans le doute. Au café Dupuy certains parlent d’une guerre qui ne durera pas. On boit son verre de rouge en cassant la croûte et si le café existe il est sorti d’une cafetière permanente juchée sur la cuisinière à feu continue en bois qui servira plus tard dans la matinée à la préparation de quelques repas. On n’imagine absolument pas la guerre qui paraît lointaine  car venant d’éclater en Russie, en Ukraine et en Serbie! Les premiers conscrits éventuels inquiets sur leur sort, passent à la mairie où ils ont connu le conseil de révision dans la grande salle du premier étage, en fin de matinée après que le train ait apporté la Petite Gironde. En une ont annonce que le tsar a lancé lui la mobilisation générale contre l’empire allemand. Le régime austro-hongrois bombarde Sarajevo depuis 2 jours… Bref il règne sur Créon le doute mais on fait comme si…
513_001Avec à peine plus d’un millier d’habitants ce qui n’est qu’un gros village vit
à l’heure de l’arrivée ou du départ des trains sur la ligne Bordeaux-Eymet. La vie n’est pas sur la Place centrale de la bastide mais là-bas autour de la gare où arrivent et partent les convois de marchandises et ceux réservés aux voyageurs. Le vendredi n’est pourtant pas le jour le plus animé. Rien. Le calme plat…et ce ne sont pas les coups de sifflets des locomotives à vapeur qui troublent vraiment le silence général. A la limite les cocoricos venant des basses-cours perturbent davantage les enfants qui sont encore en vacances jusqu’en octobre. Peu d’entre eux cependant sont au lit car l’usage est justement que, durant l’été, ils participent activement à l’activité professionnelle de la famille. Les congés payés ne sont pas dans les esprits et la notion même n’est même pas imaginable. Et ici, comme dans bien des communes on ne fait surtout pas de « politique ». Le député bordelais de la SFIO Calixte Camelle est bien venu faire une réunion pour les récentes législatives mais il n’y avait moins de monde que pour Henri Labroue, le nationaliste qui trahira son camp de longues années plus tard dans les rangs des collaborateurs avec les nazis.
Créon a choisi, en remplacement du Dr Berard Saligue discrédité par l’affaire de la « fausse » Rosière de 1908, Bernard David comme maire le 19 mai 1912. Il accueilli au second tour dans une campagne peu agitée un jeune médecin récemment installé rue de Saint Genés du nom de Marius Fauché. La « profession de foi bilan » des sortants rappelait les principales réalisations des dernières années : l’aménagement intérieur de la Mairie toute neuve et l’ouverture du musée; l’arrivée de l’électricité, l’agrandissement du cimetière; la couverture du lavoir; la réfection du mur de soutènement de la douve; la construction de « water-closets » (sic) et de caniveaux… et elle prévoyait d’améliorer « la propreté des rues et des trottoirs » , de dégager l’église des maisons qui l’enserrent et de finir par trouver un rosier comme le veut le legs Bertal car il n’y a plus eu de candidats depuis 6 ans. Pour la rosière 2014, la 8° de l’histoire le choix n’a pas été fait car l’ambiance générale n’est pas à la préparation de la fête du dimanche 13 septembre prochain. On verra mais on parle de Mademoiselle Conrié dont le père est peintre vitrier installé sur la place de la Prévôté. Les rares personnes qui lisent « La Petite Gironde » savent en effet que la guerre menace. Créon est loin de se douter qu’il n’y aura pas de fêtes de la Rosière cette année, que le couronnement se déroulera dans la plus grand discrétion et dans une ambiance triste, que la splendide salle des fêtes ne sera pas installée sur la place de la Prévôté.
Franc-maçon notoire, conseiller d’arrondissement, le maire, membre des « républicains de gauche », soutient les efforts désespérés de Jean Jaurés pour éviter la guerre mais ils ne sont pas nombreux les élus créonnais qui se rangent sur cette position. Tous propriétaires terriens ils s’alignent beaucoup plus du coté des va-t’en guerre que des pacifistes. Ils dénigrent violemment l’instauration depuis quelques jours par Joseph Caillaux de « l’impôt sur le revenu progressif » et ils condamnent les manifestations des syndicats contre la guerre qui ont eu lieu en début de semaine.
640px-Mobilisation_Générale_1914Tard ce soir du 31 juillet, grâce à l’électricité arrivée il y a quelques mois, on échafaudera des théories sur la guerre au comptoir des cafés désertés par les joueurs de manille de l’après-midi. Les chopines entretiendront le moral des troupes…pas encore en tenue garance. Et nul ne saura qu’à 21h 40 à Paris un extrémiste a assassiné Jaurés… Sa disparition sera même emportée avec le tocsin du 1° août à midi qui partira du clocher de l’église Notre Dame. Des dizaines de Créonnais iront dès le lendemain prendre le train pour la mort avec un sourire aux lèvres pour rassurer leurs proches et dissimuler leur angoisse intérieure. certains ne reverrons jamais Créon, sa place centrale et les fêtes de la rosières. Jaurès était bien mort et la paix aussi.
(1) c’était le grand-père d’Anne Roumanoff…

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Cet article a 2 commentaires

  1. J.J.

    Belle page illustrant le calme angoissant avant la tempête.

    J’ai un souvenir « de famille » à propos de la journée du premier août 1914 : ma mère, alors jeune adolescente était partie aux Sables d’Olonne pour s’occuper des jeunes enfants d’une voisine, dont le mari, militaire était en manœuvres sur la côte vendéenne.

    Elle m’a raconté que l’après midi du premier août, elle se trouvait à la plage avec les enfants dont elle avait la charge.
    Soudain un cuirassier était arrivé au galop, sonnant de la trompette. Il s’était arrêté et avait lu l’ordre de mobilisation.
    La guerre !
    Image pathétique de la fin d’un monde qui s’est arrêté, et en quelques instants a basculé dan l’horreur.

    Je suis passé il y a quelques années sur cette plage des Sables d’Olonne et n’ai pu m’empêcher d’évoquer ce tragique souvenir.

  2. PC

    Encore un texte magnifique, mais on connaît la suite et ça fait froid dans le dos…..on ne peut s’empêcher de penser à ce qui nous menace peut-être et que nous ignorons encore.
    Mieux vaut rester optimiste….

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