J'ai encore été contaminé par le virus de la nostalgie

Quand on a été passionné par le métier d’instituteur, il est impossible d’entrer dans une école sans ressentir un certain pincement au cœur. On ne se débarrasse jamais, comme moi, de sa blouse bleue, mise le « jour de rentrée », et plus encore du plaisir indicible de pouvoir renouer le lien avec les enfants. D’ailleurs, ces derniers savent inconsciemment avec quel adulte ils peuvent nouer un dialogue, et ils rendent en une fraction de seconde la confiance que l’on peut leur témoigner. Chaque bonjour, chaque regard, chaque approche timide ou décidée constituent autant de petits bonheurs à glisser dans le mouchoir de ses souvenirs. Comme je ne me suis jamais ennuyé durant les années passées dans une classe ou avec les classes des autres, comme j’avais un plaisir particulier chaque jour à me retrouver face à des élèves qui, je peux l’affirmer, (en dehors de deux ou trois filles « absentes » en 74-75) m’ont apporté plus que je ne l’ai fait pour eux. Traverser à midi la cour de l’école où j’ai été justement collégien, puis instituteur, reste à cet égard un périple que je redoute plus que tout. Je sais par avance que je ne m’y sentirai jamais aussi bien que quand j’y ai vécu. Et pourtant, ce ne fut pas de tout repos, avec des collègues qui ne pardonnèrent parfois pas trop ma « folie » frénétique, qui dérangeait leurs habitudes.
Ces enfants qui s’approchent pour recevoir une bise ou une poignée de mains, qui n’ont aucune gêne, aucune retenue vis à vis du Maire que je suis devenu, c’est du bonheur massif. Ils ne savent pas combien leur naturel me touche, surtout quand on sort d’une matinée durant laquelle la réalité du système éducatif vous a pété à la gueule. Dans un collège monstrueux, et dans lequel personne ne connaît presque plus personne, on se querelle sur deux voyages « éducatifs », alors que la proximité est totalement inconnue, et qu’ il n’y a que l’industrialisation du savoir avec ses « rejets » pour non conformité.
Ici, à l’école, en quelques minutes, une dizaine de copines et de copains passent à la table où je suis venu prendre le repas de fête du restaurant scolaire, passent me saluer, alors que d’autres me font un petit signe complice en filant vers la cour. C’est inestimable pour moi, et chaque sourire porte en lui un trésor de jouvence. Il n’y a rien de plus beau qu’un échange de quelques secondes avec un enfant, car il est empreint de sincérité, alors que j’évolue depuis trop longtemps dans un monde des apparences. J’ai de plus en plus de mal à croire dans ce que l’on me dit. Surtout si c’est positif, puisque la rentabilité et le profit se cachent aussi derrière les paroles les plus amènes.
A midi, ces gosses de la cour, heureux de partager un instant avec « Jean-Marie », et qui chuchotent en voyant « le Maire », ne savent absolument pas que j’ai, moi aussi, exactement dans les mêmes lieux, il y a plus d’un demi-siècle, apprécié le menu exceptionnel d’Albanie Lacoume, cantinière d’un autre temps, qui ne préoccupait pas des calories. Elle rassasiait sa « clientèle » qui ne laissait absolument pas une miette aux chiens ou aux cochons, et en fin de repas elle distribuait, comme en 2011, des… mandarines.
Drôle de partage à 50 ans de distance, avec une différence : les nôtres avaient encore des pépins et parfois plus de pépins qu’autre chose, les leurs sont sans grande saveur. Notre tranche de bûche n’était pas glacée, lisse, écrémée mais mal formée, crémeuse entre ses roulés de massepain, et volumineuse. Le plaisir était immense quand Marcelle et Pierrette, avec des chariots massifs, distribuaient ce que nous n’avions que rarement l’occasion de goûter. Là, les poubelles regorgent des refus de convives qui refusent toute originalité. L’un d’eux lance au passage, en lisant le menu, « où elle est la canette ? C’est du Coca ? » La cuisinière et sa sauce à l’orange n’a plus qu’à pleurer sur son triste sort : sa cuisse de canette avec les pommes dauphines n’entrera pas dans les mémoires !
Ce soir en rentrant, certaines et certains relateront le passage à une table ordinaire et avec le menu ordinaire, d’un « vieux monsieur qui serait le Maire » alors que d’autres expliqueront qu’ils ont vu « Jean-Marie », mais aucun ne saura raconter qu’il a croisé un « élève d’antan » devenu « instituteur d’autrefois ». Je sors. La cour humide ne respire pas la joie de vivre que je lui ai connue. Le bruit qui en émane ressemble à celui d’un vaste marché où tout le monde s’affaire. L’interclasse doit être studieux, occupé, meublé, structuré, puisque désormais le temps de l’enfant c’est l’argent de demain. L’enrobé a remplacé la terre ordinaire, et la précaution a supplanté l’imagination. Les cailloux que les « Petit Poucet » pouvaient semer sur le chemin de leurs rêves sont désormais emprisonnés dans du goudron. On parle de dessins animés, de Transformers, de jeux vidéo, de Barbie… On mime des rafales de Klachnikov, ou on se met en position de Karaté. Je vérifie combien je suis anachronique dans ces lieux, combien il vaut mieux que j’évite d’y repasser, pour ne pas attraper le pire des maux, celui qui gangrène le quotidien, et qui dévore l’avenir : la nostalgie !

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Cette publication a un commentaire

  1. batistin

    Et bien, Monsieur Darmian, non !
    Il ne s’agit point ici de nostalgie, mais plutôt d’une conscience claire de ce dont doivent, sans le savoir et de force, se priver nos enfants.
    Et nous avec.
    Il y a quelques jours, habitant depuis peu de temps près de la source d’une rivière de France, petite rivière qui commence en eau claire pour finir en boues à l’océan ,
    il m’est arrivé très exactement au coeur et à l’esprit le même sentiment que vous décrivez ici.
    Le souvenir poignant d’une joie simple et intense: étancher ma soif à la rivière .
    Boire une eau claire, fraîche, belle, transparente, vivifiante…
    Un acte révolutionnaire !
    Un geste oublié car dangereux de nos jours.
    Je rêvais là, bercé par le son de l’onde accrochée en écume aux galets, et n’ai réalisé que je pouvais boire cette eau qu’après avoir fait un effort immense sur ma rêverie de spectateur passif.
    Pour me rendre compte tout à coup qu’il m’était donné, puisqu’à la source, la possibilité de redevenir acteur de la beauté offerte.
    J’ai donc, après un trac digne d’une première au théâtre, après avoir longuement réprimé le dégoût et la peur de boire à la rivière ancrées en moi depuis de si longues années, participé à la joie simple et incommensurable d’être un être vivant.
    Vivant non plus sur la Terre mais dans un paradis.
    Nostalgie ? Non ! Non et non .
    Comment ais-je pu accepter tant de temps sans réaction de voir la joie disparaître pour finir aux égouts ?
    La soif étanchée, comme une bête libre enfin, je n’ai rien pu faire d’autre que de hurler de colère, l’esprit m’étant revenu comme l’eau emplissait avec bonheur mes vielles tripes.
    Nostalgie ? Non !
    Juste l’esprit qui éclate, l’âme qui résiste, celle des hommes libres.

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