Inutile de se voiler la face, la campagne présidentielle va totalement basculer dans les prochaines heures. Elle va s’enfoncer d’un degré supplémentaire dans l’affectif, dans la peur, dans l’irrationnel, pour faire oublier l’essentiel, le fondamental, le préoccupant. La « politique » va encore une fois disparaître du paysage pour faire place à des éléments déconnectés de toute réalité. C’est une spécificité française et c’est probablement un nouveau rendez-vous manqué avec son destin collectif qui va échaper à la France. Paradoxalement, ce sont des faits divers, toujours dramatiques, qui règlent le quotidien des gens obnubilés par la transposition dans le réel des multiples fantasmes portés par les images télévisuelles, informatisées ou cinématographiques. Il est devenu quasiment impossible de ramener à la raison ce qui relève désormais de l’approximation médiatique. Le déferlement des analyses rapides, de postures fabriquées et de messages simplistes, se transforme en tsunamis émotionnels dévastateurs pour le fonctionnement social raisonné.
La suspension de la campagne constitue un véritable aveu d’impuissance des principaux candidats opposés à celui qui maîtrise l’essentiel du dispositif de transmission des émotions.. Le jeu de rôles que représente une présidentielle vient tout à coup de basculer. Le candidat Sarkozy rechausse les habits, à peine remisés au vestiaire, du président d’une France émue, bouleversée, incapable de se pencher objectivement sur des faits. La « représidentialisation » du chef de l’État-candidat va tourner à plein régime, et tout concordera à transformer ses adversaires « politiques » en misérables trublions d’un courage et d’une efficacité triomphantes. Les assassinats de trois militaires puis de quatre personnes devant une école juive, la capture éventuelle du suspect dans des conditions dignes des meilleures séries télévisées (on en tirera probablement un film d’ici peu) viennent de transformer la politique en scénario de Téléfilms américains. Le thème de l’insécurité, qui n’avait plus le retentissement des débats du scrutin de 2002, marqué par la percée du Front national, va occulter le chômage, le pouvoir d’achat, la destruction des services publics, la pauvreté, l’exclusion sociale, le désastre éducatif et sanitaire… et va, bien évidemment, redonner des couleurs à cette droite qui va retrouver son terrain favori : la peur de l’autre !
Lors des scrutins précédents, d’autres faits divers ont déjà marqué la campagne présidentielle sous la Ve République en influençant fortement le scrutin, et en pesant sur les débats. Jamais encore, cependant, les crimes ou événements n’avaient eu une telle intensité et jamais les réalités n’avaient été aussi fortes.En 1988 d’abord. Le 5 mai, à trois jours du second tour de l’élection présidentielle, un assaut militaire avait été déclenché contre la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie où, depuis le 22 avril, 27 otages étaient retenus par des indépendantistes kanaks. Dix-neuf militants kanaks et deux militaires avaient alors été tués. François Mitterrand, qui avait donné son feu vert comme chef des armées, avait déploré le « bilan douloureux » de l’opération, tandis que Jacques Chirac adressait ses « chaleureuses félicitations » à l’armée. Selon les commentateurs de l’époque, le drame d’Ouvéa aurait contribué à la défaite de Jacques Chirac le 8 mai 1988, car les conditions de cette intervention étaient vite apparues comme extrêmement suspectes et discutables. La campagne de 2002, ensuite, avait été marquée par plusieurs faits divers. Le 27 mars, à un mois du premier tour, alors que le conseil municipal de Nanterre dans les Hauts-de-Seine, achevait sa séance, Richard Durn, 33 ans, s’était levé parmi le public, avant de tirer méthodiquement avec un pistolet mitrailleur, tuant huit élus et blessant 22 personnes. L’homme, en échec social, avouait tout, la nuit même, aux policiers avant de se suicider en milieu de matinée en se jetant du 4e étage du quai des Orfèvres. En période de cohabitation, le président Jacques Chirac avait alors attribué une part de responsabilité au gouvernement de Lionel Jospin dans la violence et l’insécurité. Ayant eu à connaître de manière très précise du déroulement exact des faits, par une personne qui se trouvait au cœur de ces événements, je peux affirmer que rien ne s’est véritablement passé, politiquement, comme ce fut présenté médiatiquement. Toujours en 2002, des incendies de synagogues, quelques jours après la tuerie de Nanterre, puis le meurtre d’un policier au commissariat de Vannes, dans le Morbihan, avaient inscrit encore davantage les enjeux sécuritaires dans la campagne. Le 18 avril, enfin, à trois jours du premier tour, les chaînes de télévision filmaient abondamment le visage tuméfié et les pleurs d’un septuagénaire d’Orléans, Paul Voise, après une agression et l’incendie de sa maison. L’insistance sur ces enjeux aurait favorisé le vote pour le candidat du Front national Jean-Marie Le Pen, qui accédait alors au second tour de la présidentielle.
L’histoire n’est pas qu’un éternel recommencement. Parfois elle bégaie, mais elle peut aussi s’emballer et transformer les épisodes précédents pour leur donner une dimension supérieure. Toutes les périodes difficiles ont été marquées, antérieurement à leurs débuts effectifs, par des assassinats, des crimes, des pogroms, des vengeances, des règlements de comptes, mais jamais par des oppositions « politiques » au sens noble de ce terme. Les étincelles de la vie mettent souvent le feu à des poudrières incontrôlables. Le ressentir, ce n’est pas être insensible à la douleur atroce des autres, c’est résister une fois encore à la tentation désastreuse pour le vivre ensemble de la facilité !
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Bravo Jean-Marie,
Ta liberté de ton dans ce parti caporalisé à l’extrême par l’énarchie triomphante, me réjouit toujours.
« »Paradoxalement ce sont des faits divers toujours dramatiques qui règlent le quotidien des gens obnubilés par la transposition dans le réel des multiples fantasmes portés par les images télévisuelles, informatisées ou cinématographiques….. « »
….Et qui arrivent toujours à point nommé, comme par hasard, et comme le reste de ton article le développe.
Sans commentaires.
Les charrognards qui squatent les médias, ça suffit!