Les Soviétiques avaient un art consommé de l’art massif, qui témoignait de leur puissance oppressante ainsi que de leur volonté de démontrer leur capacité à garantir la solidité de l’avenir promis aux plus humbles. A Tachkent, capitale l’Ouzbékistan, ils ont ouvert des plaies béantes rectilignes dans la ville moderne. Leur manière à eux de rappeler le principe haussmannien, voulant que le plus sûr moyen de mater une éventuelle révolte populaire, c’est d’ouvrir l’espace nécessaire au cheminement des chars. Dans ces saignées, de petits bouts de femmes courbées, se relèvent de temps à autre pour se frotter les reins. En tenue colorée, avec des robes chatoyantes, elles manient des balais à manche court, avec lesquels elles rassemblent méticuleusement les feuilles mortes avant de les ramasser à la pelle. Rien ne peut échapper à leur stakhanovisme, qui donne aux rues ouzbeks des grandes villes une netteté que Monsieur Propre lui-même n’oserait envisager. Jeunes ou beaucoup plus âgées, ces « fourmis » anonymes reflètent la situation des femmes d’un pays partagé entre une volonté de libération laïque des mœurs et le poids incontestable des principes de l’histoire sociale.
Deux visions s’affrontent de manière ostensible dans une société enserrée dans le corset des coutumes voulant réduire la femme à une vocation « utilitaire ». Il y a celle de ces lolitas en jeans serrés ou en mini-jupes, au port altier, maquillées avec soin, qui se savent regardées lorsqu’elles évoluent dans un environnement propice, qui rassure les voyageurs sur les évolutions en cours. Selon leur ethnie, elles tentent sûrement d’échapper aux conventions. Elles défient aussi les convenances voulant que leur avenir soit celui que déciderait l’homme qui leur a donné la vie. Il ne s’agit pour elles que de démontrer que la laïcité reste le plus sûr rempart contre la plus insidieuse des pressions, celle des traditions familiales. L’amour reste une valeur ouzbèke méconnue, qu’elles devront finalement remplacer par celle de la raison.
Comme des fleurs blanches, les mariées fleurissent en effet, chaque jour, dans des corolles épanouies sur les lieux symboliques de Samarcande, de Boukhara ou de Khiva… Les yeux baissés, elles s’exposent avec celui que leurs parents leur ont choisi contre quelques avantages parfaitement codifiés. Suivies par des cohortes de jeunes amis ou parents, surveillés avec rigueur par une mère qui… préserve sa rente, elles paradent sous les regards des photographes, des caméramans ou des badauds. Que partagent véritablement ces époux juvéniles qui doivent durant trois ou quatre jours se consacrer à des cérémonies trahissant une envie extraordinaire de mimétisme avec la réussite supposée des pays occidentaux ? Tour à tour, jeunes, familles, voisins, vont être régalés lors de fêtes dans lesquelles rien ne sera suffisant pour que les apparences d’un bonheur factice soient sauves. Cette frénésie de symboles doit éclipser la triste réalité de ces épousailles arrangées, contre deux de ces malles spéciales exposées sur les devantures de magasins spécialisées, emplies de présents pour la mère « arrangeante » ou « arrangeuse ».
Dans les champs de coton où elles mettent leurs mains à la torture en tentant de récolter les cinquante kilos de ces insaisissables flocons dans une journée, les jeunes étudiantes se protègent le visage sous un coussin afin d’éviter un bronzage dit « kolkhozien », peu conforme aux canons de la beauté. Cette blancheur, renforcée par un maquillage approprié, contraste avec les noirs desseins d’une société imprégnée par la toute puissance des hommes ayant adapté l’islam à leur soif de pouvoir. La femme ouzbèke a encore beaucoup de contraintes, de préjugés, de croyances à balayer pour se libérer. Le jean, le Coca, le rouge à lèvres ne sont pas les armes les plus sûres pour la révolte. Il reste l’éducation et plus encore une farouche volonté collective de maintenir et de développer la laïcité, seul véritable rempart contre de douloureux retours en arrière. Pas un seul voile. Pas un seul signe religieux ostentatoire. Pas une seule parole outrancière. L’Ouzbékistan tente de concilier son passé social et un avenir plus avenant. Les femmes deviennent alors dans ce contexte les véritables « baromètres » du changement. Au fil des ans d’un mariage indissoluble ou presque, elles garniront leurs bouches de dents en or afin de prouver que leur infortune morale initiale s’est transformée en fortune matérielle palpable. Leur sourire en or perdra cependant toute authenticité et tout naturel.
Le regard soumis et triste des mariées sous leur voile de tulle, croisées avec leur cortège admiratif, permettent de mesurer le chemin à parcourir. Mariages et rites funéraires sont le premier budget d’une famille. Une façon de maintenir l’ordre social dans les communautés, de perpétuer des traditions millénaires, mais également de s’appauvrir. Les dépenses rituelles passent avant les dépenses de consommation courante (habillement, nourriture, logement), contrairement à Tachkent, où les dépenses de nourriture viennent en première position. En Ouzbékistan, selon les chiffres officiels, 207 300 mariages ont été célébrés, soit une hausse de 0,8 pour mille par rapport à 2005. Le prix moyen d’un mariage s’élevant à 1 500 euros, on peut estimer les dépenses maritales à près de 415 millions d’euros. Il serait étonnant que cette situation évolue… et les « femmes-balais » des rues ouzbèkes devront encore courber le dos pour la « blancheur » du pays !
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Merci Jean Marie de nous emmener dans les « Steppes de l’Asie Centrale ».
C’est toujours interêssant d’avoir des impressions rapportées « de visu », plus objectives que certains rapports sur commande.
Quel beau voyage !
Je m’inquiétais de ne pas voir de nouveaux articles, il est vrai que je n’avais pas tout suivi, étant moi même en voyage(plus modestement parti observer les grandes marées au Mont St Michel).