LE TIRE BOUCHON ET LE TIRE LIGNE

Sat, 10 Sep 2005 00:00:00 +0000

Le samedi matin, les principaux responsables politiques girondins vont, plus rapidement que d'habitude, vers leur boîte aux lettres. Avant même d'avaler leur café (pour les plus fatigués), leur thé (pour les plus soucieux de leur image), ou leur Lexomil (pour les plus traumatisés par l'électeur), ils vont y quérir leur quotidien de fin de semaine.

Certains espèrent y trouver une photo agréable de leur activité locale. D'autres se dépêchent de consulter le carnet pour découvrir les derniers décès et se rassurer sur leur avenir. Quelques-uns vont directement aux pages des sports pour s'enquérir des décisions stratégiques concernant les footballeurs des Girondins. Ces gars là, probablement à l'écart du marigot politique, n'ont pas la fibre très journalistique, car les élus les plus avertis se ruent, eux, dans un premier réflexe, fébrilement, sur la page la plus girondine : celle du fameux tire-bouchon !

Le second réflexe consiste aussitôt, lecture faite, à attraper son téléphone portable pour commenter avec jubilation les révélations des  » bouchons « , expédiés de plume de maître par, notamment, Benoît Lasserre. Tout le monde feint de ne pas savoir, en public, que c'est lui le sommelier de service. Or pourtant, tout le monde, à un moment où à un autre, l'appelle pour lui confier l'un de ces secrets qui va déstabiliser l'adversaire, conforter l'ami ou faire trébucher le concurrent. Cachez-moi ce  » tire-bouchonneur  » que je ne dois pas voir !

C'est le moment de jubilation matinale pour celles et  ceux qui y échappent. C'est le moment de fierté pour celles et ceux qui y apparaîssent comme victimes. C'est le désespoir de celles et ceux qui n'ont pas été assez méfiants. C'est l'extase pour celle et celui qui en sortent valorisés !

Pourtant dans le fond, si l'on réfléchit bien, cette rubrique de Sud-Ouest ne mérite pas son nom de  » tire-bouchon « . En effet, cet instrument fétiche du Bordelais, suppose un effort de la part du consommateur pour accéder au contenu de la bouteille. Or ce n'est absolument pas le cas.

Le tire-bouchonneur de service, le bougre, ne se fatigue pas trop. On lui apporte la petite phrase, le faux-pas, l'info réelle, sur sa table d'écoute, sans qu'il ait à faire un acte volontaire. Certes il lui faut des oreilles sélectives, car il en entend de toutes les sortes, des vertes et des trop mures, des cocasses et des sordides, des coupables et des innocentes, des amusantes et des tristes, des calomnieuses et des valorisantes, des honnêtes et des tordues. Il a l'art de transformer cette  » piquette  » que l'un ou l'autre veut infliger à son  » ami de longue date « , en une verre de Bordeaux grand cru. Pour le reste, il se contente de cultiver ses relations et de trier.

Rude labeur, car il suppose que l'on soit, pendant un certain temps, copain avec beaucoup et, un jour ou l'autre, fâché avec certains. Il sait fort bien qu'en public, nul ne reconnaît lui « parler off » mais que dans un coin de couloir, dans un pince fesse au Palais Rohan, autour d'une table plus ou moins ronde du salon rouge, après une conférence de presse, on finit toujours par lui lâcher la phrase qu'il mettra dans la cuvée de fin de semaine. Et souvent, la confidence est accompagnée de la fameuse petite recommandation  » je vous le dis, Benoît, mais ne le répétez pas « . Pour avoir été durant deux décennies dans l'environnement journalistique, je sais que ce conseil constitue le plus sûr sésame, destiné à vous autoriser implicitement à amplifier la nouvelle !

Il a son réseau d'informateurs directs, les plus sincères, les plus motivés, les plus courageux, mais qui sont vite repérés. 

Il a ses délateurs zélés, souvent indirects, car en général payés pour dire du bien de leur patron mais aussi pour dire du mal de ses concurrents. A l'occasion, ils se servent aussi eux-mêmes. Le social démocrate européen, le chiraquien discret, le juppéiste nostalgique, le vert pétulant, ont leurs entrées, et pratiquent l’art de la fuite perlée, avec talent. L’habileté consiste à utiliser un deuxième ou un troisième porte voix pour brouiller les pistes. 

Il y a aussi les coupables d’office, à qui on prête un pouvoir spécial dans les réunions de clans, ceux dont on prétend reconnaître le style dans des bouchons spéciaux, alors qu’ils n’en ont aucun..Mais dans le fond, on ne prête qu’aux riches! 

L’auteur du samedi a aussi ses glaneurs amateurs, ceux qui passent après la récolte principale et qui veulent seulement mettre en valeur ce que les  » pros  » ont oublié. Ceux-là, discrets, gris muraille, et souvent supplétifs locaux occasionnels, ont la trouille d'être identifiés?

Les rugbymen savent en effet ce que  » bouchon  » veut dire. Quand ils en prennent un, ils aiment bien, en général, le rendre sur la première mêlée venue. C'est ce qui contribue à la facilité de la mission du tire-bouchonneur, car la vengeance est un plat, en politique girondine, qui se mange froid, le samedi suivant.

Dans le cas du  » tireur  » actuel du samedi, il est bien difficile de lui renvoyer personnellement une  » gaufre  » ( il y en a un qui chambre pas mal sur France Bleu), de lui mettre un  » pain  » (Maître Boulanger bondirait illico pour prendre sa défense au nom des Droits de l'Homme) ou de lui expédier une  » pigne  » (Henri Emmanuelli, adepte avéré de ce lancer, et par ailleurs grand amateur de bouchons, crierait au crime anti-Landais), car il est protégé par des  » premières lignes  » (au journal on dit un titre),  des  » secondes lignes  » (au journal on les appelle des accroches); ou des  » troisièmes lignes  » (le lecteur moyen sait que ce sont les articles quotidiens). Le pack veille au grain.

Alors, l'angoisse du bouchon donnera encore un peu de piquant au  » match  » du samedi matin, dans lequel le poids des mots est supérieur, pour une fois, à celui des photos !

Peut-être qu'un jour je vous proposerai une nouvelle rubrique de ce blog intitulée le  » tire-ligne « :  vous savez, cet appareil qui permettait aux dessinateurs de faire, d'un point à l'autre, un trait parfait, droit, honnête, recti?ligne.

Vous y découvrirez la vie paisible, sans complot, sans haine, sans forfaiture, sans  » social traître « , sans mesquinerie, sans parti pris, sans rancune, sans ranc?ur? d'un quotidien régional .

Car chers lecteurs, je vous le garantis, ces réalités sociales ne sont réservées qu'au milieu des élus. Dans le journalisme, les castes, les courants de pensée, les réseaux, les coups tordus, les ambitions personnelles, les rivalités de pouvoir, les trucages, les fautes professionnelles, n'existent pas?Le tire-ligne sera gentil, rose, paisible, consensuel.

Je vous l’assure, dans les grandes entreprises, les rédactions des grands journaux, les télévisions nationales ou dans les conseils d’administration qui les gèrent, il n’y a jamais matière à se mettre des bouchons.

Le « tire-ligne » vous le montrera ! le tire-bouchon ne vous en parlera pas !

Mais je déblogue?

 

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