Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage dans la vie…

Inaugurations en série ce matin. Rien d’extraordinaire en cette période où il vaut mieux couper des rubans que poser des premières pierres. Les vendeurs de rubans tricolores vont augmenter leur chiffre d’affaires ce qui ne peut pas nuire à l’industrie asiatique, mais mettre en péril la balance du commerce extérieur. Celle à laquelle j’ai participé ce matin avait pour moi une saveur particulière… Elle ne pouvait absolument pas ressembler à toutes celles que j’ai suivies depuis 60 ans ! Ma mère et mon père étant au cœur du dispositif municipal de la commune de Sadirac où, comme les cruches, je suis venu sur la terre, j’ai en mémoire des moments exceptionnels dans ce village que j’ai parcouru avec un regard que peu les membres du cortège officiel pouvaient avoir.
Chaque mètre carré des lieux visités ressuscitait en moi un souvenir et je tentais d’expliquer à ma petite-fille l’importance que chacun d’entre eux avait eu dans ma vie. Inutile d’employer de grands mots pour des choses simples, modestes, décalées avec le monde actuel. Je me suis senti gêné de mon « savoir » et envahi par une furieuse envie d’expliquer le chemin parcouru depuis six décennies par le « bourg de Sadirac », devant tout à son aménageur d’origine, élu avant-gardiste ayant posé les fondements de tous les bâtiments actuels. Il faut toujours qu’un prédécesseur ait pris des risques pour que ses successeurs puissent améliorer ses initiatives.
Lorsqu’en 1950 André Lapaillerie décide de construire un groupe scolaire neuf en pierre de taille, il met simplement en application le principe voulant que l’école soit la plus belle maison du village. Un ministre de l’Instruction publique, André Masson, viendra spécialement…inaugurer un édifice avant-gardiste avec douches publiques (en milieu rural, c’était exceptionnel d’avoir autre chose que le lavabo de la cuisine pour la toilette) et un chauffage central avec chaudière à bois (ressource locale !). Ce matin ma petite fille tenait le coussin sur lequel se trouvait la paire de ciseaux officielle. Flash back, et je me revois en Octobre 52 dans le même rôle sous le porche actuel du groupe scolaire. Comment ne pas s’interroger sur les vêtements d’une vie ? Me voici à mon tour inaugurant des aménagements destinés aux enfants de la commune, dans un rôle officiel.
Je suis le seul à vivre intérieurement ce cheminement d’une vie…qui a été exceptionnelle et imprégnée par toutes ces manifestations publiques que ne n’ai jamais cessé de partager. Allez, il y a une vraie émotion confidentielle, et une pensée pour celles et ceux qui avaient été des pionniers !
En passant devant le bureau de La Poste, même sentiment, et avec deux « anciens » présents (Yves et Francis) un moment de partage sur sa construction. La démolition de l’école des filles séculaire, jouxtant le presbytère, avait soulevé des polémiques mais elles ont fondu sous l’effet du temps pour laisser la place à la satisfaction de fréquenter des équipements modernes et utiles. Le stade ? Même sentiment d’avoir connu toutes ses époques : celle du pré derrière chez Ruffino Martin, la « pelouse » donnée par la châtelaine sadiracaise en faveur des jeunes… l’inauguration du stabilisé avec l’équipe de football dans laquelle j’évoluais. Et me voici bedonnant, découvrant un terrain synthétique pour rugbymen. On est loin, très loin de ces temps glorieux où il fallait se déshabiller dans, justement, la vieille école à 800 m du terrain ou sur le bord de la touche, pour disputer un improbable match au milieu des bouses des vaches qui servaient de tondeuses à gazon ! Mon « parc des Princes » sadiracais, ouvert aux quatre vents, et sans main courante, n’a jamais eu d’égal ! Mon regard traine : que d’images reviennent à la surface pour des matchs aussi flamboyants pour le gamin ramasseur de ballons pouvant terminer sa course dans une pente raide ou dans les sous-bois voisins. Que je les aime ces minutes intérieures simples, humaines, fortes… que je partage avec de moins en moins de monde. Combien j’aurais envie de raconter cette période de la vie. J’entraîne ma petite fille vers un vieux hangar chancelant, qui me plonge encore dans la réalité antérieure du village. L’abattoir où j’ai bien du mal à lui expliquer que des centaines de bœufs sont passés de vie à trépas sous les coups peu enchanteurs d’un merlin cruel ! Les odeurs, les bruits, les couleurs, reviennent et tout le cortège passe sans savoir que ce « garage » brinquebalant appartient au patrimoine local. L’église rénovée, le monument aux morts, la poterie… tout est en moi, fait partie de moi et revit à travers moi. Et au moment de monter sur l’estrade je mesure le chemin parcouru… sur cette terre à cruches. L’enfant s’est mué en notable qui écoute d’une oreille distraite ses collègues parler du présent et de l’avenir alors que je suis encore dans mon passé recomposé. Moi, le petit-fils d’un maçon « rouge vif » et d’un immigré italien arrivé sans papiers, je suis parti de là pour me retrouver dans des fonctions électives que ni Philippe Madrelle, habitué de la cuisine de mes parents, dévoués à sa cause, ni Françoise Cartron amie de 50 ans, n’auraient imaginé partager avec moi il y a un demi-siècle. Peut-on parler de destin ? Comme un père (le clocher) ou une mère (l’école), un village natal ne se remplace jamais… S’il disparait, on en porte le deuil longtemps. S’il rajeunit on en ressent une étrange joie !

(1) Lire « La sauterelle bleue » Editions Aubéron qui restitue le vraie vie vilageoise sadiracaise.

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Cet article a 2 commentaires

  1. nouhaud

    Merci Jean-Marie pour ce livre ouvert et quel plaisir (peut-être encore insoupçonné) pour ta petite fille de pouvoir en lire le sous-texte. Bonne continuation.
    Fred

  2. batistin

    Le coeur et la terre, une si belle aventure, quand la terre est nourricière.

    On a vu, sans les comprendre vraiment, pleurer des personnes devant la démolition d’une tour de 17 étages … c’était leur village.

    Tous les déracinés du monde tentent à toute force de reconstruire, là où ils arrivent, un village.

    C’est le lot de tout être humain que de se sentir de quelque part, une joie ou un mal nécessaire, je ne sais vraiment.

    Tout dépend au fond de la façon dont on envisage l’avenir de toutes et tous, sur ce grand vaisseau spatial à peine rond, la Terre.
    C’est notre village !

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