Une vaste salle dénudée, comme si elle devait refléter l’austérité ambiante, sonne creux A quelques pas de l’école aux provisoires parures pourpres, une bâtisse anonyme abrite le « Monopol », seul bar au cœur du village historique de Talange. Une maison ordinaire que seuls les habitués peuvent connaître, tellement elle fait dans la discrétion. Plus rien autour. Plus une boutique, plus un commerce de proximité, plus un brin d’animation pour ce qui fut un village avec fermes, veaux, vaches et probablement cochons, avant que la vallée de l’Orne ne se transforme en lieux profitables pour « trafiquants » de coke en stock ou d’acier rutilant… La vie a fui le triangle constitué par l’église, la mairie devenue Hôtel de ville et la « communale » pour enfants d’une éventuelle guerre des boutons. Seul le « Monopol » survit, dans la discrétion absolue, afin de ne pas heurter cet environnement figé dans le temps.
Derrière un comptoir aussi lisse que les murs, la stature massive du patron Robert colle parfaitement au décor, tant il illustre ce passé des bistrots ouvriers, où il fallait de la poigne et de la force pour gérer les sorties d’usine. Les étagères supportent le minimum vital pour satisfaire une menue clientèle d’habitués. Ici, le café guère brûlant s’avale à toute heure, comme à l’époque où il fallait en ingurgiter des dizaines pour aller faire un second métier après celui nocturne imposé par le rythme boulimique des hauts-fourneaux. Inutile de commander : « le » Robert sait ce que chacun souhaite à la minute près puisque ici, on ne vient que pour un rendez-vous institutionnalisé avec les copains, avec la même ponctualité que les fidèles vont à l’office. Le Vittel pour les uns au premier service, le « Picon Bière » taille réduite au second, et un éventuel ballon de vin blanc pour clôturer la tournée avant de regagner le domicile. La clientèle se réduit d’année en année, transformant la vaste salle aux tables et chaises vides en nef d’une église sans fidèles… On s’y retrouve entre paroissiens pour communier à heure fixe autour des souvenirs. La nostalgie coule à flots et se noie dans un verre qui reste le seul lien avec un passé florissant. D’ailleurs, dès qu’une mémoire est défaillante on a recours à celle du patron, ancré dans le port avec son navire immobile depuis sa naissance. Son savoir lui permet de rectifier des dates, de jauger la véracité des souvenirs ou de trancher entre des versions différentes des mêmes faits. Il suffit de feuilleter « le Robert », loin d’être aussi petit que son illustre homonyme, pour traverser les ans. Il a bourlingué et a vu évoluer ce village de l’âge d’or pour les grandes familles de la sidérurgie à celui du troisième âge qui lui apporte désormais son pain quotidien (sauf le jeudi).
Talange a-t-elle toujours été une commune indépendante ? La réponse fuse. Non, car les Allemands ayant imposé la férule nazie sur la Moselle avaient réuni Hagondange et Talange en deux entités réputées rationnelles du Sud et du Nord sous un nom teutonique… Les guerres ont laissé un sillon profond dans les esprits sur ces territoires frontaliers, et la blessure reste profonde malgré le baume du silence qu’on a voulu lui appliquer. On est européen, mais avec encore et toujours un zeste de méfiance, surtout depuis les fermetures, les délocalisations et les assassinats sociaux qui ont lézardé la prospérité du travail. Quel était l’impact de l’immigration ? On ouvre la page du « Robert » et il lâche : « totale, car chez nous quasiment tout le monde a un lien direct ou indirect avec les Italiens ou les Polonais. Par la naissance ou le mariage, nous ne sommes que les fruits d’une profonde mixité ». Il remplit machinalement le verre de l’un des rares accoudés au comptoir ayant besoin d’un soutien pour le retour vers chez lui. Le paradoxe, c’est que ce mélange social porté par l’appartenance commune et solidaire au monde du labeur, s’évapore au fil des ans. La notion même d’intégration de l’immigration n’existe plus. Une forme banale mais angoissante de « racisme » ordinaire a pris possession de l’ancienne classe ouvrière que les idéologues ont dissous au nom du modernisme de la pensée. Au détour des phrases, on capte les mots habituels inspirés par une opinion dominante oublieuse du chemin parcouru…
Les clients effectuent chaque dimanche ou même chaque jour pour les plus motivés une tournée minutée et routinière de bars repères où ils sont certains de retrouver la fraternité de l’usine et de leurs racines. En fait, il existe bel et bien pour les clients du « Robert illustré » un fort besoin de retour sur une identité sociale et culturelle qu’ils refusent aux nouveaux arrivants. Le peuple ouvrier a peut-être été disloqué par les crises, dissous par le monde du profit, écartelé entre le progrès matériel et les références politiques, lassé par les luttes inutiles des dernières années, mais il subsiste encore un noyau dur qui ne se résout pas à sa fin. « Le Monopol », sorte de cercle de village landais, porte un drôle de nom. Il suffirait de lui rajouter un « y » à la fin pour que l’on mesure bien que les victimes, dans ce gigantesque jeu de la mondialisation, les jetons, sont les femmes et les hommes. Plus personne ne remplacera prochainement la mémoire du Robert. Lorsqu’il tournera la clé de la porte d’entrée ordinaire sur ses souvenirs, il refermera une bibliothèque, avec des milliers de pages écrites avec de la sueur, du sang, des rires, de la rage et des larmes. En attendant, chaque jour, il les relis devant ceux que veulent se souvenir de les avoir partagées avec lui.
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