En cette matinée fraîche du 18 avril 1892, Antoine-Victor Bertal est assis à son bureau en noyer gainé de cuir à Nice. De sa maison il aperçoit au loin la Méditerranée. Il poursuit son testament avec un sort particulier de sa ville natale de Créon
(…) A soixante-quinze ans Le propriétaire de la grande et haute maison niçoise est très préoccupé depuis plusieurs semaines. Il veut absolument régler tous les détails de la période qui surviendra après sa mort. Il a des comptes à régler avec sa famille et il ne veut absolument pas que celle-ci bénéficie de son immense fortune. Malgré le confort bourgeois de son domicile, malgré les murs tapissés de tableaux, malgré la sollicitude de sa cuisinière Marianne le rentier est un homme solitaire, fâché avec son entourage. Cet univers de riche commerçant inventeur des magasins à succursales multiples vendant des vêtements à bas prix, ne correspond pas à ce qu’il espérait de la vie. Il a certes réussi matériellement mais la seule compagnie qu’il possède est celle de ces dizaines de tableaux patiemment acquis et qui constituent un patrimoine auquel il est tant attaché.
Qu’en faire ? Quel destin donner à cette collection éclectique ? Comment éviter leur dispersion dans des mains na rêvant que de quelques francs-or ? Il lui faut absolument mûrir une solution conforme à son souhait de léguer ses biens à une entité capable de l’apprécier, l’entretenir et la valoriser. Ses souvenirs d’enfance le ramène à Créon, ce village où avec sa famille il était installé dans la Rue de La Sauve. Avec ses quatre frères (François, Jean Antoine, Bernard, Philippe) et sa sœur Marie il y a passé une enfance heureuse. Alors c’est certain, lui qui en est parti depuis des décennies, souhaite se rappeler au bon souvenir de sa cité natale. Il échafaude un projet dont nul n’imagine l’importance. Une seule obsession le guide : pérenniser ses biens culturels , assurer des revenus satisfaisants à toutes celles et tous ceux qui l’ont compris et aidé dans sa vie d’hommes d’affaires.
« J’ai à me plaindre de ma famille, mes frères, mes neveux et nièces… » C’est parti. La plume glisse sur la feuille de papier blanc. Elle a était trempée dans le fiel. Antoine-Victor Bertal ne pardonnera pas. « Ils sont restés vingt ans après mon mariage sans m’écrire et les quelques lettres que j’ai reçu étaient pour me demander de l’argent. Pas un mot d’amitié… » Le long paragraphe sur les reproches n’en finit pas. « Quand j’ai eu le bonheur d’avoir un enfant j’ai proposé à mon frère Adolphe (1) d’en être le parrain et il m’a refusé. Et le procès ridicule qu’il m’a intenté… » Le verdict est tombé. Si la famille espérait se repaître de ses biens elle devra remballer ses illusions. Il se souvient de ces suppliques arides rédigées à contre coeur pour lui réclamer des subsides destinés à combler des trous financiers. Il essaiera peut-être de réhabiliter ses frères en réglant quelques-unes de leurs dettes mais il n’ira pas plus loin.
« Je me suis souvent fait la réflexion que je ne travaillais que pour des ingrats. » dans son préambule testamentaire vengeur le vieil homme bute néanmoins sur un visage : celui de son épouse, Élisabeth, Anne-Marie. Elle aurait dû normalement profiter de sa fortune. Les arbres du jardin projettent leurs ombres mouvantes sur les rideaux de la fenêtre. L’esquisse d’une vie matrimoniale agitée avec au bout la référence ôtant toute possibilité de réconciliation. « A l’heure qu’il est j’en suis sûr en me rappelant plusieurs dates, surtout celle du 17 janvier 1877, elle sera désireuse de ne rien accepter de moi… » Ce jour Antoine-Victor Bertal le porte comme une crois, une honte. Son épouse est partie, le laissant seul après une scène difficile. Depuis 15 ans il vit dans cette solitude glacée ressassant sa rancœur contre une femme infidèle.
La main termine la ^partie la plus douloureuse du testament. Elle achève une série de constats amers sur une existence, la sienne, dont il est pourtant très fier. L’annonce de sa décisions testamentaire doit être une immense déception pour sa femme, ses frères et ses neveux. « Tout ira à Créon, cette bonne petite ville où je suis né et que j’ai toujours aimée. » Il souhaite se tailler une place de choix dans l’histoire de son village natal. Il dispose pour cela au-delà de ses biens immobiliers conséquents de plus de 500 000 francs (1). Créon et ses neuf cents habitants avait une vie collective compliquée.
Le Maire Pierre Démié était l’objet de vives critiques pour sa frilosité. Pas question d’agrandir la Mairie. La halle qui avait été démolie une vingtaine d’année plus tôt ne serait pas reconstruite et le seul événement annuel résidait dans des fêtes autour de l’harmonie le premier week-end de septembre. Certes les foires et les marchés connaissaient un regain lié à l’arrivée de la ligne de chemin de fer (15 mai 1873). en alignant quelques chiffres dans un tableau récapitulant ses décisions le rentier niçois bouleverserait définitivement cette vie de « cité certes petite mais vaillante (…) ».
Antoine-Victor Bertal écrivit en plus sur sa feuille déjà copieusement remplis des récriminations à l’égard de celles et ceux qu’il déshéritait : « Je donne à la ville de Créon où je suis né, pour en faire un musée, ma bibliothèque, collections de tableaux et d’objets d’art de toute nature et ce que l’on nomme bibelots. » Et la plume continue. (A suivre)
(1) 260 millions d’euros sans la maison, les tableaux, le mobilier, la cave et la bibliothèque.
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La fortune en moins, c’est hélas une histoire banale.
On connaît les Atrides depuis l’antiquité Mais cet homme malgré sa rancœur a su se rappeler la modestie relative probable de ses origines et devenir un bienfaiteur.
Il est navrant de constater que son entourage, sa famille est composée de sots et d’ingrats.
Triste, néanmoins belle histoire histoire que celle de cet émule du « Bonheur des Dames ».