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Il y a 110 ans, le jour où la paix a été assassinée

Peut-on aller jusqu’à mourir pour ses idées ? Certainement pas volontairement, sauf à monter sur une barricade sous le feu de l’ennemi et se sacrifier pour que d’autres puissent échapper au même sort. On s’immole souvent par le feu afin d’attirer l’attention médiatique sur une situation désespérée et malheureusement des fanatiques se sacrifient pour des raisons de croyance dans un avenir meilleur : le sien ! En fait, la principale cause de décès des femmes et des hommes porteurs d’un idéal reste l’exécution par des opposants sans scrupules qui ne partagent pas les valeurs essentielles de la vie.

Il y a 110 ans, Jean Jaurès ne savait pas par exemple que le 31 juillet serait le jour où il croiserait la haine et la mort. Il est engagé au-delà de ses forces dans le plus légitime des combats : celui qui consiste à éviter la guerre, l’horreur, le sang et les larmes. Il se bat avec des mots, alors que d’autres préparent des balles. Il s’accroche à l’espoir de convaincre, quand d’autres ne veulent que le désespoir pour vaincre. Il ne cesse de demander que Paris et Berlin retiennent leurs alliés réciproques, partis pour allumer un affrontement mondial inévitable.

Jaurès croit en la raison et dans ses arguments pacifistes. Il se rend les 29 et 30 juillet à la réunion d’urgence du Bureau socialiste international de la deuxième internationale qui se réunit à Bruxelles. Il a perdu en 1904 lors de la constitution de ce rassemblement et il sait que les tenants de la Paix sont minoritaires. D’ailleurs, par la suite, les membres de cette Deuxième internationale voteront les crédits militaires dans leurs pays respectifs. En 1904, le congrès a en effet donné raison au révolutionnaire Jules Guesde contre le « réformiste » Jean Jaurès, choix inverse de celui des élections qui donnent 31 députés à Jaurès et 12 à Guesde.

Quand le député de Carmaux luttera de toutes ses forces pour ne pas céder au nationalisme exacerbé, Guesde en accord avec le manifeste du POF de 1893 et 3 jours après la mort de Jaurès, votera, « l’Union Sacrée » de tous les partis dans la défense du pays. En effet, dans le manifeste du Parti Ouvrier français de 1893, il affirmait son combat pour la paix, mais pas à n’importe quel prix : « l’internationalisme n’est ni l’abaissement ni le sacrifice de la patrie », et « la France n’aura pas de plus ardents défenseurs que les socialistes du mouvement ouvrier. ». Il deviendra ministre d’État de 1914 à 1916 et adoptera des positions patriotiques en pensant haut et fort : « Je n’ai pas la même crainte de l’avenir. La guerre est mère de révolution » (1914). Jaurès n’est pas sur cette ligne et tente de pousser les dirigeants allemands et français à agir sur leurs alliés.

Le bureau décide d’avancer le congrès de l’Internationale socialiste le 9 août à Paris au lieu du 23 à Vienne. Dans une atmosphère un peu surréaliste, la plupart des délégués, dont le coprésident du SPD allemand, se disent confiants dans la capacité des peuples à éviter la guerre. Le mercredi 29 juillet au soir, Jean Jaurès et Rosa Luxembourg qui ne votera pas, elle, les crédits militaires en Allemagne, sont acclamés lors d’un meeting massif contre la guerre.

Le Bureau socialiste international vote à l’unanimité un appel au renforcement des manifestations contre la guerre… Le socialiste français est heureux. Il a avancé sur le chemin de la paix. Du moins le croit-il en écrivant dans sa dernière chronique, parue le 31 juillet dans l’Humanité : « Le plus grand danger à l’heure actuelle n’est pas, si je puis dire, dans les événements eux-mêmes. […] Il est dans l’énervement qui gagne, dans l’inquiétude qui se propage, dans les impulsions subites qui naissent de la peur, de l’incertitude aiguë, de l’anxiété prolongée. […] Ce qui importe avant tout, c’est la continuité de l’action, c’est le perpétuel éveil de la pensée et de la conscience ouvrière. Là est la vraie sauvegarde. Là est la garantie de l’avenir. ».

Toute la journée du 31 juillet, après une nuit passée à son domicile de Passy, il va tenter de rassembler. Il se rend d’abord à la Chambre des Députés, puis au ministère des Affaires étrangères pour tenter de stopper le déclenchement des hostilités. Il est épuisé, mais rien n’est terminé car il lui faut encore trouver des mots pour son papier quotidien qu’il veut de la tonalité du « j’accuse » de Zola !

Avant la nuit de travail qui s’annonce, il descend avec ses collaborateurs pour dîner au Café du Croissant, rue Montmartre. Jaurès soupe avec ses partisans, assis sur une banquette, le dos tourné vers une fenêtre ouverte. Il a ses repères dans cette « brasserie » dite « Chope du Croissant » dont la spécialité est… la choucroute, où se retrouvent également, étrange cohabitation, les journalistes ennemis de « l’Action française ». La discussion porte sur le contenu d’un papier qu’il a en tête mais qu’il tourne et retourne pour qu’il corresponde aux enjeux d’une période où le temps presse. Il semble hanté par l’idée que son article peut être décisif mais n’en laisse rien paraître en affichant un humour jovial et une gentillesse sans égal.

Il croit dans le poids de ses mots et alors qu’il se prépare à repartir devant la feuille blanche qu’il a laissé sur son bureau de l’Humanité à 21h40, deux coups de feu claquent. Le député du Tarn s’effondre. Il a été abattu à bout portant par une main qui s’est glissée par la vitre ouverte. Voici un témoignage de l’un des convives : « au milieu du tumulte dont le café s’emplit, je regarde Jaurès, dont la tête est là, inerte, sur mes genoux, poursuit Pierre Renaudel. Jaurès a été surpris en plein sourire, la trace en est encore sur ses lèvres […]. Jaurès est maintenant couché sur la table voisine, les battements de ce grand cœur s’affaiblissent et cessent, comme toute pensée de ce vaste cerveau foudroyé est abolie. » 

L’annonce, terrifiante, de la fin, intervient à 22 heures. « Messieurs, M. Jaurès est mort », lance le médecin accouru sur les lieux. « Ils ont tué Jaurès! » … Le cri envahit les rues et se propage dans une ville qui jusque là a été indifférente aux mots. 99 ans plus tard, d’autres ont tué Jaurès. D’une autre manière. Avec d’autres armes et d’autres mots, mais avec les mêmes arrière-pensées, empêcher le Peuple, le vrai, celui qui n’accepte pas de mourir intoxiqué par l’opinion dominante, de se réveiller. « Ils ont tué Jaurès… » Ce sera le jour où.. de qui ?

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Cet article a 3 commentaires

  1. Gilles Jeanneau

    Merci pour ce morceau d’histoire trop souvent oublié……

    Bonne journée quand même!

  2. LAVIGNE Maria

    Nous n’avons pas d’homme comme lui, avec des convictions fortes, des valeurs universelles. Nous n’avons que des opportunistes imbus de leur personne.
    J’ai mal à ma France ! Un peu de pain et des jeux…

  3. A. Blondinet

    Dois-je m’étonner de ne pas voir la signature de J.J. au pied de ce cours d’histoire professé par notre instit’ préféré ?

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