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Matin de Noël pour l’éternité

Germaine écarte discrètement le rideau de cocon blanc qui pend devant la fenêtre de sa chambre. Elle plonge son regard dans le moutonnement des vignes qui entourent la maisonnette où se sont installés en 1904 ses parents. Son père tonnelier de formation a été embauché sur ce château des Coteaux de Garonne au lieu-dit Génicart avec certes un maigre salaire, mais l’assurance d’être logé avec son épouse Anita. D’ailleurs grand bien lui en a pris, car un an après cette installation qu’il juge provisoire, Catherine dite Germaine est arrivée dans une société qui se fracturant autour de la séparation de l’église et de l’État.

La fillette espère voir arriver, là-bas, au bout de la longue allée conduisant à la maison des propriétaires, la silhouette trapue de son père. Même si en ce 25 décembre 1914 il n’est question que de Noël, elle n’a que cette préoccupation : revoir ce papa qu’elle a accompagné jusqu’au tram. Il l’avait étrangement serrée sur son cœur comme pour conserver une empreinte d’elle. Et événement inouï, elle l’avait vue à embrasser longuement Anita, cette mère si discrète et si pudique. Atour de la famille ce n’était que cris de joie de ceux qui restaient et de ceux qui pensaient que la guerre aux Boches ne serait qu’une simple formalité tant on s’y est préparé.

Les drapeaux bleus, blancs, rouges s’agitaient dans l’air chaud de cette matinée d’été. Timide et frêle, Catherine était perdue dans ce contexte où les refrains de cette Marseillaise qu’elle avait sans cesse répétée à l’école, ne parvenaient pas à effacer les larmes qui coulaient du visage des femmes. Un contraste étonnant pour elle entre l’exaltation masculine et une tristesse féminine palpable. Elle le voyait bien derrière les mots ressassés qui depuis des mois meublaient les conversations : « guerre », « Alsace et Lorraine », « Patrie », « mobilisation », « devoir «, il y avait une réalité inquiétante. La famille de sa mère attachée au Compagnonnage ne semblait pas adhérer à cet enthousiasme débridé.

Son père disparut pour aller rejoindre les autres porteurs de la fleur au fusil dans la caserne bordelaise du 144 ° régiment d’infanterie. Elle vit sa mère esquisser un dernier geste de la main et instinctivement, elle se blottit contre la longue jupe noire qu’elle portait. Le retour vers La Ramade fut silencieux. Maxime lui-même d’habitude si turbulent ne bronchait pas comme absorbait par le paysage qui défilait sous ses yeux. Sa sœur le couvait des yeux. De six ans son aînée, elle était bien plus pour lui qu’une grande sœur. Il lui incombait de le laver, de l’habiller, de le surveiller en l’absence de sa mère dans les vignes ou au service du château. À neuf ans, elle approchait de la fin de sa scolarité.

Le 5 août le soldat Jean Corde classe 1896 se trouvait déjà en première ligne. Transportée en toute hâte par le chemine de fer puis à marches forcées, il avait rejoint le front sur La Sambre pour tenter d’enrayer l’avancée allemande. Une première bataille sans aucune expérience qui conduisit ensuite son unité vers Charleroi le 24 août avant que ne soit entamé un repli stratégique sur la Marne dès le mois de septembre.

Trois lettres étaient parvenues. Catherine n’eut pas le droit de les lire, mais le résumé était toujours le même : « Tout va bien.  Dimanche, nous irons à l’église prier pour ton père ». Dans le colis que sa mère avait confectionné, elle put une fois glisser un mot au milieu des conserves et du tabac. Inutile de questionner, maman ne répondait à rien. D’ailleurs que savait-elle ?

En ce matin ensoleillé du 25 décembre 1914 la campagne nue, mais apaisante n’avait aucun des symboles de Noël. Catherine avait perdu espoir dans les vertus de celui qui réalisait tous les vœux des enfants sages. Elle avait cependant persuadé Maxime de son existence en ajoutant la nécessité de ne pas « contrarier papa ». Il eut ainsi droit à un sucre d’orge soigneusement emballé qu’il récupéra avec insouciance devant la cheminée relancée après son sommeil nocturne.

Elle déjeuna avec la crème du lait que lui disputa avec vigueur son frère… Un jour presque normal, en somme puisque maman irait au château pour assurer le service du repas de Noël. Catherine coucha précautionneusement sa poupée de chiffons dans un espace aménagé par ses soins. La vaisselle, un brin de ménage, la préparation de son repas et de celui de Maxime occuperait largement sa matinée. Avec des petits bouts de bois récupérés dans la tonnellerie, le frérot construirait des maisons aux charpentes instables, installé sur le carrelage.

La veille le 144° régiment d’infanterie installé dans les premières tranchées défensives du terrible « chemin des dames » avait essuyé une attaque massive des fantassins allemands. Depuis plusieurs semaines la bataille enflait. Le lieutenant Colonel Clément Betbeder avait reçu la consigne de résister à tout prix. Surtout pas de trêve. Il n’y aura sur les hauteurs de Vendresse aucun moment de répit durant toute la nuit. Les bombardements sont incessants. Des centaines d’obus trouent le sol encore meuble. Le « première classe » Jean Corde comme tous ses camarades tente de chercher un abri même dérisoire pour éviter le déluge. À chaque déflagration le danger porcherie. Son casque vacille. Le ciel brûle. Les tympans explosent. Le noir enveloppe tout !

Catherine du haut de ses neuf ans ignore tout de cet enfer dans lequel se trouvait son père. C’est mieux ainsi en période de Noël. Pulvérisé par un obus, il a disparu quelques heures avant qu’elle scrute la campagne en espérant son retard. Jean Corde a été effacé du monde des vivants le jour de la fête des enfants. Son épouse n’en sera informée qu’en juin 1915. Comme son corps n’a pas été retrouvé sur le Chemin des Dames, il n’est pas considéré comme mort. Elle restera donc l’épouse d’un fantôme…

Catherine et Maxime passeront six jours de Noël avec l’espoir de le voir réapparaître. Elle regardera souvent par la fenêtre. Avec sa mère, il leur faudra durant toute la guerre se rendre à la Gare Saint-Jean pour vérifier si parmi les gueules cassées renvoyées à l’arrière, il n’y avait pas un mari et un père. Il n’était pas dans la liste des prisonniers. D’ailleurs, il n’y en avait pas eu ce soir-là. Il ne réapparut donc jamais. Jean Corde ne sera reconnu officiellement mort pour la France que par un jugement du 19 juin 1920… Ce matin, je pense à Catherine qui fut ma grand-mère discrète, effacée, aimante, mais jamais vraiment heureuse le jour de Noël.

Photo bandeau : Catherine ma grand-mère et Anita mon arrière-grand-mère inséparables toute leur vie. 

Cet article a 3 commentaires

  1. J.J.

    Les souvenirs de Noel ne sont pas toujours signe de joie et de bonheur. Noël est pour moi un des pires, sinon le pire et le plus sombre jour de l’année.
    Vivement demain, qui ne sera pas plus drôle, mais on n’y pensera plus.

  2. Pc

    Mon grand-père et son frère (classes 1912 et 1913) sont partis le 2 août 1914 avec la 14ème RI vers leur destin.
    Le premier eut la chance d’etre blessé sur la Sambre le 23 août 1914 (1er jour de combat du 144ème ) et rapatrié en Gironde, cette blessure lui sauva certainement la vie car il échappa aux massacres qui suivirent en particulier au Chemin des Dames.
    Son frère n’eût pas cette chance et disparut corps et bien,le jour de ses 21 ans, lors de l’attaque de Craonne du 17 septembre.
    Bien qu’on ne lui demande pas, mon grand-père répartit très vite au front vraisemblablement pour rechercher son frère, y passa le reste de la guerre et revint entier.
    Destins parallèles de gens qui se sont peut-être connus.
    Il revint intact

  3. Laure Garralaga Lataste

    « … Atour de la famille ce n’était que cris de joie de ceux qui restaient et de ceux qui pensaient que la guerre aux Boches ne serait qu’une simple formalité tant on s’y est préparé. » …
    … Et ce fut « la boucherie de 14-18 » !

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