Lorsque les vigies des grands voiliers partis explorer les océans, apercevaient sur la ligne d’horizon l’espoir d’un rivage, il s’écriait « Terre ! Terre ! Terre ! » provoquant souvent un moment de joie exubérante à un équipage frustré de n’avoir depuis des jours que le pied marin. Les îles aussi réduites ou vastes soient-elles ont encore leur particularité qui leur permet d’attirer ou de repousser le voyageur qui les découvre. Les trois cornes de la Sicile et les golfes, les criques, les baies qui les séparent, ont accueilli depuis des siècles des envahisseurs de tous les acabits ce qui a largement contribué à rendre toujours très méfiants celles et ceux qui y avaient leurs racines. Nul ne peut donc affirmer avoir conquis ce territoire ouvert de tous cotés sur le bleu d’un mer paisible sauf à y vivre définitivement et à en accepter les rites secrets. On est conquis par la Sicile mais on ne la conquiert jamais véritablement.
La dentelle brodée de roches abruptes des cotes ou les larges liserés des plages abandonnées aux nouveaux colonisateurs que sont devenus les indispensables touristes ne constituent que les éléments du costume d’apparat de cette vaste île dont le cœur se trouve ailleurs. Si toutes les grandes villes ont par exemple leur port « altier » où s’étale la richesse des nouveaux princes du profit dont les bateaux dorment en attendant l’été, à quelques mètres le long de quais séculaires des pêcheurs tentent de survivre sur des barques ancestrales colorées. Cette dualité entre une opulence ostentatoire et une modestie historique se retrouve partout sur cette terre de contrastes saisissants. La Sicile immortelle est bien loin de cette façade maritime que les Grecs puis les Romains ont parsemé des sites dominants de temples, amphithéâtres, de temples, de villas ou de sites de veille quand les constructeurs actuels dressent de manière anarchique des murailles d’immeubles rigides selon le même principe. On y noie le passé dans un modernisme affairiste criard. Palerme, Syracuse, Agrigente, Messine, Catane en souffrent et en meurent.
La terre sicilienne, celle du film « Le Guépard », existe encore mais elle se mérite. Elle ne se livre jamais au premier passant pressé. Elle nécessite le courage de sortir des autoroutes, des voies rapides, des certitudes qu’apportent les circuits organisés. Posées sur des pilotis de bétons ou creusées dans les montagnes gênantes ces « artères » pour automobilistes furieux ont des joints de dilatation lancinants et doivent beaucoup à la manne européenne. Elles ne permettent de n’apercevoir que furtivement des villages agrippés aux flancs escarpés d’un rocher dominateur ou d’autres historiquement posés sur une plate-forme aux parois escarpées. Bâties avec des matériaux trouvés sur place ou extraits de carrières proches, les maisons anciennes blotties les unes contre les autres ne sont trahies que par des constructions récentes qui occupent sans vergogne le premier plan face au soleil et bouchent l’horizon.
Ces bourgs, aux ruelles escarpées ou très discrètes, se confondent le plus souvent avec le milieu dans lequel les premiers villageois ont choisi de se regrouper en clan solidaire face à la dureté d’une vie rurale que l’on imagine aisément en voyant les grands espaces cutivés. Ces milliers d’hectares de champs pentus sur le flanc des montagnes ou arrondis sur les collines sont soigneusement « peignés » jusqu’au bord des habitations par un machinisme agricole récent. Il faut imaginer le travail que pouvaient, il y a seulement une cinquantaine d’années, représenter ces cultures céréalières avec des mules, des ânes ou même tout simplement des hommes œuvrant pour le compte de grands propriétaires dont les vastes fermes ont perdu de leur superbe d’antan.
Beige, ocre, pulvérulente, jamais travaillée dans le même sens car devant épouser la forme du relief cette terre de l’intérieur, est parsemée d’enclos avec quelques oliviers ou des amandiers ayant vu passer des générations de collecteurs de leurs maigres récoltes. Parfois de vastes traînées noires héritages des cendres fertlisatrices de cet Etna menançant tranchent dans ce paysage ambré ponctué de quelques taches vertes où l’on cherche vainement une présence humaine. Camouflées dans cet environnement, grâce à la similitude entre la blondeur légèrement rousse de leurs pierres et le sol qui les porte, ces havres familiaux historiques sont de plus en plus souvent abandonnés au vent mauvais qui vient d’à travers la montagne. De discrètes ouvertures vers l’extérieur rendent encore plus mystérieuse la vie de toutes ces bâtisses mortes où n’ont pu se construire que des vies secrètes, confinées, austères, âpres tournées vers des valeurs reposant sur le secret. Le repli sur son « chez soi » dans le silence ou l’ombre restent des principes siciliens. On le ressent partout !
A tout moment on songe en parcourant de village en village ce cœur de la Sicile aux scènes du film « Le Guépard » et surtout à celles où l’on voit le décalage entre les « grands » d’une classe sociale dominante artificielle ayant apparemment disparu et « leurs » gens confinés dans la dépendance et la misère. La terre sicilienne en est encore imprégnée. La forme en a changé avec l’exode urbain mais le fond demeure.
En savoir plus sur Roue Libre - Le blog de Jean-Marie Darmian
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
Merci Jean-Marie pour ton bel article sur la Sicile qui me rappelle des souvenirs inoubliables lors d’une mission professionnelle faite sur cette magnifique île. Les siciliens sont très attachants et les paysages sont superbes. Qu’il fait bon se promener dans les ruelles de Catane, Palerme, Taormine ou Syracuse. Enfin, il ne faut pas oublier d’admirer le Vésuve, volcan toujours fumant.
Je voudrais revoir Syracuse……..
Je me contenterais de le voir, heureux voyageur !
Comme d’habitude, tu nous gâtes en nous faisant profiter avec talent de tes souvenirs d’un voyage, certainement trop court. Est-ce que je me trompe ?
En lisant ce texte, je revoyais les images des adaptations des aventures du « commissaire Montalbano », tournées en Sicile, d’après les romans d’Andréa Camilleri.
Ces adaptations, parfois un peu mélodramatiques, valent surtout par les décors et les paysages que l’on peut y admirer.
Les textes d’Andréa Camilleri sont à la fois denses, drôles, et donnent une image certainement plus réelle de la société sicilienne que les lieux communs habituels, et laissent libre court à l’imagination du lecteur.
Erratum : je me contenterais de LA voir, la ville d’Archimède…..
Avec un peu de recul, j’aurais vraiment du mal à aller en Sicile.
Lampedusa et ses naufrages me laissent sans voix.
Comme j’aime tes récits….merci de ce voyage immobile.