La réflexion publique efface "général" et s'arrête à "intérêt"

Me revient en mémoire un sujet de dissertation philosophique que le professeur de philosophie (oui ça a existé la classe philo!) nous avait donné en 1964 à l’école normale d’instituteurs alors que le pont d’Aquitaine enjambant la Garonne était en construction : « la construction d’un pont vaut-elle la mort d’un homme sur le chantier ? ». Dans le fond, avec le temps et le recul d’un engagement constant dans la vie sociale, je n’ai pas plus la réponse que je ne l’avais eue de manière péremptoire à l’époque. La fameuse trilogie des devoirs « thèse-antithèse-synthèse » permettait d s’en tirer avec els honneurs mais maintenant où le caractère académique de la réponse n’est plus de mise j’y pensais en adaptant le sujet : « une retenue d’eau (car il ne s’agit pas d’un barrage au sens technique du terme) vaut-elle la mort d’un homme ? ». J’admire celles et ceux qui ont des certitudes toutes faites sur le sujet et qui dans des déclarations se voulant fracassantes se parent des valeurs humanistes des plus fortes. A l’époque il n’y avait eu aucune manifestation hostile, bien au contraire, à cette construction du plus grand pont suspendu de France ayant nécessité l’intervention de milliers d’ouvriers. Au contraire personne ne se préoccupait trop des conséquences d’un tel aménagement souhaité par des automobilistes venant du Nord ou du Sud et bloqué sur l’avenue Thiers dans la traversée de Bordeaux. Même si sur le chantier il y avait eu des « accidents du travail » ils n’avaient pas remis en cause l’ouvrage lui même signe fort de progrès.
Le professeur de l’E.N. avait cité comme exemple le fameux accident du pont de Saint Denis de Pile (33) le 3 juin1931 où lors des essais de solidité du tablier après livraison deux camions étaient venus heurter un câble de suspension entraînant la rupture des haubans. L’ouvrage s’était alors rompu en deux plaques qui avaient plongé dans la rivière plusieurs camions et de nombreuses personnes : 18 y avaient trouvé la mort. Tous les jours ou presque des ouvriers, des techniciens meurent dans des circonstances terribles liées aux travaux de naissance d’un projet. Chaque année plus de 500 d’entre eux décèdent sur un chantier ou dans une usine parfois au nom de l’efficacité économique. Douloureux… très douloureux mais pas de « compassion » officielle pour eux : la marche du progrès ressemble parfois à un rouleau compresseur des valeurs. Dans l’affaire du barrage de Sivens en fait ce sont justement les principes même du vivre ensemble républicain qui ont été bafoués et surtout ignorés.
En arriver à la mort d’un jeune homme au cours de violences dans lesquelles il est bien difficile de connaître les tenants et les aboutissants constitue une preuve que plus rien ne fonctionne démocratiquement dans notre pays. Livrés aux groupes de pressions économiques le pouvoir politique revient sans cesse en arrière sur des projets souvent liés justement à d’autres groupes économiques. Il navigue à vue entre ces entités corporatistes ou d’intérêts particuliers confondus avec l’intérêt général oubliant sans cesse la finalité réelle de son action. Plus aucune concertation ne débouche en France sur une contestation et un conflit plus ou moins violent. Pas un secteur du quotidien qui ne suscite des oppositions acharnées et quelles que soient la durée des négociations et, la décision finale prise par les élus est combattue.
Ballotté entre les individus et les lobbies le « politique » avance, recule, zigzague, se cache, se renvoie la balle et finit de toutes les manières par se discréditer chaque jour un peu plus. Il est urgent de modifier en profondeur les règles de vie commune en redéfinissant philosophiquement ce qu’est l’intérêt général et que l’on ne s’arrête pas, comme c’est de plus maintenant le cas seulement à « intérêt » !
C’est vrai que quand on relit les archives d’une commune on constate, par exemple à Créon en 1855, que la population s’était massivement opposée au passage de la voie ferrée en bordure de la ville bastide car « les escarbilles des locomotives pouvaient mettre le feu à la cité et que les fumées étaient néfastes à la santé ». Il n’y pas eu de morts dans ces manifestations d’antan. Alors la construction de la ligne Bordeaux-Eymet aujourd’hui malheureusement démantelée et transformée depuis sur un tronçon en piste cyclable serait-elle admise de nos jours ? J’en doute fort…
Aucun « intérêt » ne mérite le sacrifice volontaire ou involontaire d’une vie. Hier le vaisseau SpaceShipTwo de Virgin Galactic, firme du milliardaire britannique Richard Branson, s’est écrasé vendredi dans le désert californien, faisant un mort et un blessé grave, infligeant un sérieux revers au rêve du tourisme dans l’espace. Quand on parle d’intérêt dans tous les sens du terme…

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Cet article a 3 commentaires

  1. Vent d'Est

    Bonjour Monsieur Darmian,

    Difficile à suivre votre lettre de ce jour. Je ne suis pas certain d’avoir bien compris. Mon commentaire sera donc en conséquence et constituera peut-être la fameuse « synthèse » que vous évoquez et qui me renvoie, aussi à la classe de philo de ma jeunesse…

    Justement du temps de cette jeunesse j’ai pu voir, émerveillé, de loin ce magnifique pont, lors d’une visite à un oncle habitant Lormont, bien loin de chez nous.

    Ces années là étaient celles des grands projets dans tous les domaines, sur fond de rivalité « est-ouest ». L’avion se devait d’être supersonique ou géant, les trains de rouler à la vitesse d’une Formule 1, « l’homme » d’aller se dégourdir les pattes sur la lune, l’agriculture et la pêche se devaient d’être intensives et hyper industrialisées, la ville devait s’adapter à la voiture (et non l’inverse) selon la célèbre formule d’un « Président à gros soucils », l’épicerie de quartier baissait définitivement son rideau, avalée par les grandes surfaces, les routes des vacances ou des week-end produisaient des hécatombes, on faisait vivre un homme avec le coeur d’un autre pour la première fois, le top de départ de la construction de milliers de kilomètres d’autoroutes, de dizaines de réacteurs nucléaires « civils », du téléphone pour tous, de la chaîne de télévision couleur… était donné… La « grande modernisation » était en marche et la grande modernisation ne se fait pas sans casser des œufs mais qu’importe surtout que dans les secteurs d’activité concernés, les plus dangereux, de tous temps, » les œufs » sont souvent de couleur.

    Nouveaux « Temps modernes » sur fond de guerre au Vietnam, de famines gigantesques en Afrique et autres calamités… la question de l’opportunité de la réalisation de tel ou tel projet d’équipement et son impact, sur les personnes ou l’environnement se posait avec moins d’acuité, au nom de la modernité dans un pays sous-équipé et moins peuplé qu’aujourd’hui.Comme on continue à le dire de nos jours dans les pays « en voie de développement » : la pollution c’est bon signe, c’est justement la preuve du développement. Il est vrai qu’ils raisonnent ainsi selon nos critères justement combattus aujourd’hui. La pollution et son cortège d’horreurs se délocalise aussi.

    Ce qui est moins moderne alors, c’est la communication : télévision et radio sont verrouillées, se tenir informé demande des efforts. Il faut aller acheter « le journal ». Certains sont difficiles à trouver et vous cataloguent dans votre entourage. Il y a aussi « le parti » ou « le syndicat » ; bien souvent M. le curé.

    De tout cela on revient aujourd’hui. « Ce petit pas pour l’homme » qui devait être « un grand pas pour l’humanité » a pris les allures du « Grand bon en avant » de la Chine de Mao, avec ses tragédies et ses laissés pour compte. « Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima » sont passés par là, l’agriculture et la pêche intensives ont fait et continuent de faire leurs dégâts, on ne respire plus dans les villes et dans les campagnes alentours, on surproduit et on gaspille d’un côté alors que l’on manque de tout de l’autre côté des barrières que l’on ne cesse d’ériger…

    Alors il y a des gens qui se dressent. De plus en plus nombreux sont ceux et celles qui commencent à comprendre que ce monde marche sur la tête et qu’il est dominé par ces attelages bizarres mais indispensable au bon fonctionnement de ces intérêts à court terme bien compris entre nombre de politiques et « créateurs de profits ». Du maïs en zone sèche et pourquoi pas des fraises au Pôle nord ? Après tout ?

    Un avion permettant de jouer à la limite de l’attraction terrestre vient de s’écraser au fin fond d’un désert américain. Jouet dévoreur d’énergie pour milliardaires en mal de sensations. À 250.000 $ les quelques minutes d’apesanteur (dix ans de salaire juste au dessus du smic) on comprend mieux l’impérative nécessité que les 85 personnes les plus riches de la planète en possèdent la moitié de la richesse.

    Un homme qui s’était sans doute dressé contre tout cela est mort. Il n’est pas tombé du haut d’un utopique échafaudage, il est mort tué, dans le dos, comme à la guerre, tué par les chiens de garde au service de ceux qui profitent de ce monde qui marche à l’envers.

  2. Eric Batistin

    L’intérêt au progrès est admis comme confortable, certes…
    Mais, la croissance à outrance, celle qui abandonne les services de proximité au bénéfice des grands pôles, et ce dans tous les domaines, des commerces de village remplacés par un hypermarché lointain, des écoles et bureaux de poste abandonnés, les médecins regroupés en centres hospitaliers aux allures d’usines, etc, sans parler de notre alimentation venue pays lointain… tout cela nécessite de lourdes infrastructures routières, de grosses dépenses d’énergies, et donc la construction de tout un tas de « machins »…
    Ne confondons pas les intérêts particuliers des investisseurs avides avec l’intérêt particulier qu’aurait chaque citoyen à ne pas être d’accord avec une marche forcée vers un avenir froid, en général.

  3. Manu

    Débat philosophique et idéologique nécessaire mais insuffisant…

    Dans la vraie vie, combien d’écologistes n’empruntent jamais les autoroutes, ou les avions ?

    Le progrès n’est pas tout, mais il est nécessaire : je pense que même un éminent penseur de la sobriété heureuse se déplace de temps en temps en avion et communique par internet.

    On a toujours du mal à trouver un juste milieu à notre curseur. Le concept de développement durable tentait pourtant de trouver cet équilibre et tous les projets publics sont censés être analysés selon ce prisme avant d’être autorisés.

    Alors de deux choses l’une : soit cette analyse est mal faite, malgré les études d’impact, les expertises, les enquêtes publiques, les commissaires enquêteurs et le contrôle du préfet, soit certains ne reconnaissent plus la république et ses mécanismes.

    Comme souvent lorsqu’il y a affrontement, la responsabilité n’est pas unique et il faut donc agir des deux côtés à la fois : s’assurer que tous les mécanismes de contrôle d’un projet et de concertation ont bien été menés et n’ont pas été influencés, puis rester ferme sur son déroulement une fois la décision prise.

    Cela suppose cependant une remise en cause à la fois des services instructeurs et des opposants, puis une grande fermeté dans la réalisation…mais qui sait encore se remettre en cause de nos jours ?!

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