De la fumée noire s’est échappée, de la cheminée de la chapelle Sixtine à Rome après la première séance du conclave. Quand elle est sortie, elle a été accueillie par des exclamations de déception sur la place où des milliers de curieux et de fidèles s’étaient rassemblés pour attendre le résultat du scrutin. Le monde va vivre selon les principes apaches, avec des signaux de fumée annonciateurs d’informations plus ou moins heureuses. C’est ainsi, dans ce système qui s’attache à décliner à l’infini des informations répétitives destinées à capturer des auditoires. Les caméras du monde entier sont braquées sur une cheminée…équipée d’un insert à couleur variable.
Noir et blanc : toutes les religions adorent les symboles simples qui rassurent en fracturant la société entre le « mal » (noir) et le « bien » (blanc) car ils peuvent aisément être interprétés par le peuple. Tous les films américains destinés à évangéliser les spectateurs ne reposent que sur ce scénario qui conduit inévitablement au triomphe du « bon » sur le « méchant ». Chaque soir, juste avant les grands journaux télévisés européens le suspens sera à son comble afin que le dénouement soit similaire à celui de Kho Lanta avec un vainqueur à l’arraché après des péripéties secrètes, susceptibles de flatter l’imaginaire collectif. Durant des siècles, le scénario n’a pas passionné les foules faute de médiatisation suffisante. Mais désormais la planète entière peut se rallier à un panache qu’elle espère blanc !
Imaginez un instant qu’un panneau soit installé sur les murailles de la chapelle Sixtine et qu’il porte une « interdiction de fumée », et l’élection deviendrait totalement ordinaire, ce qui briserait le caractère sensationnel d’un scrutin pontifical. Il faut donc que le « cardinal au foyer » demeure une spécialité historique précieuse pour que l’esprit saint ait une expression fumeuse convenable. Il s’agit seulement de traduire les noires pensées de bien des « grands électeurs », organisés en « courants » ou plus exactement en « chapelles ». Le complot n’a pas sa place bien évidemment au pays des « Bisounours » en robes pourpres, et le huis clos qui n’a rien de « sartrien » n’a pas d’autre utilité que de favoriser, comme de bien entendu, le consensus divin. En fait, les luttes intestines, les rivalités, les traîtrises, les coups bas, sont aussi présents que dans les autres élections politiques. Car même pour avoir un chef, l’église est contrainte de parler d’autre chose que de l’évangile. Il ne faut absolument pas confondre le conclave avec un séminaire pour enfants de chœur. Selon le continent d’origine, selon la langue usuelle, selon la couleur de la peau (autant de critères), la fumée blanche n’aura absolument pas la même valeur. La mondialisation gagnera-t-elle le Vatican, dont les « divisions » internes sont de plus en plus saisissables ? L’Europe, impuissante et en déliquescence, gardera-t-elle la main mise idéologique ? Les pays émergents auront-ils enfin une place ?
L’enjeu n’est malheureusement pas que symbolique, car la religion a tellement envahi le monde que même les non-croyants devront obligatoirement analyser les conséquences d’un vote complexe. Il pèsera d’une manière forte, en cette période de désespoir, sur des sociétés fragiles et prêtes à « croire » plutôt qu’a penser. Alors, si elle est noire encore quelques soirs, la fumée inquiétera dans les chaumières, mais maintiendra un intérêt suffisant pour que le vainqueur puisse en retirer un solide profit. Dès qu’elle sera blanche, les ennuis vont commencer puisqu’il faudra faire oublier les cicatrices provoquées par une victoire chèrement acquise. Les commentaires iront bon train dans un cas comme dans l’autre… avec bien entendu des révélations arrachées au secret de la chapelle Sixtine, étayées par aucune preuve ou certitude, mais considérées comme miraculeusement parvenues à l’extérieur par télépathie. Tout n’est devenu que spectacle, et rien d’autre. Tout n’est plus que valorisation médiatique, et rien d’autre. Tout ne se résume qu’à des plans de communication parfaitement maîtrisés, et rien d’autre. On en est arrivé, dans ce monde réputé civilisé, à ce qu’une fumée sortant d’un conduit moyenâgeux devienne une affaire céleste et divine, alors qu’elle n’est que la traduction d’une banale campagne électorale d’une autre époque, qui ne changera pas un iota à la réalité. Et attention, « la fumée peut nuire gravement à la santé intellectuelle »… alors munissez vous d’un filtre efficace.

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