Les radicelles entre leur passé et mon présent

Talange… un nom qui n’est plus depuis des décennies dans la longue liste des communes de Moselle sur lesquelles les fours incandescents de la sidérurgie éclaboussaient le ciel de leur lave brûlante. Ville parmi tous les « ange » du secteur, elle a connu à la fin de ce XXème siècle dévastateur pour l’industrie française, le sort que l’on a réservé aux hauts-fourneaux. De partout, les maîtres des forges ont quitté les lieux, laissant désormais pour quelques jours encore à Florange le soin de sauver les apparences durant quelques années, grâce à la une de leur réincarnation venue des Indes. On sent fort bien que lentement cette cité, ouvrière par excellence, a perdu ce qui faisait battre son cœur : la fabrication de l’acier !

Plus rien de ce que j’ai plusieurs fois découvert. Plus de milliers de bicyclettes empruntant le pont de fer conduisant à cette usine sans cesse en ébullition. Plus de cafés bondés où, faute de refaire le monde, on étanchait sa soif créée par la chaleur abrutissante des fours. Plus de ces commerces de proximité tenus par des Italiens accortes, ne vendant pas encore des pizzas aux ingrédients fantasques. Talange a perdu sa raison de vivre, et se contente désormais de survivre avec des initiatives courageuses d’une municipalité inventive. Il règne dans ce quartier pour ritals, situé dans les parages immédiats de l’ex-antre de la sidérurgie, une ambiance similaire à celle des villes du far-west, abandonnées par leurs chercheurs d’or. Les murs ont conservé leurs oreilles mais ils n’entendent plus le fracas du pion ou le brouhaha des entrées ou des sorties des 3 huit. Une langueur triste et grise s’est emparée de ce qui a dû être un cœur palpitant. Ici, on écarte discrètement un rideau dès que l’on voit un étranger s’intéresser aux vestiges de cette époque révolue. Les immigrés sont devenus des ennemis, alors que durant près d’un siècle, ils ont apporté la richesse à un monde du profit qui les a laissé couler, les pieds pris dans l’acier froid qu’ils avaient fait naître.

Dans la rue aux façades grises, je contemple une bâtisse abandonnée. Au rez-de-chaussée un bar a fermé ses volets pour ne pas voir le désert qui l’entoure. Alors que des centaines et des centaines d’ouvriers allaient et venaient devant son perron d’entrée, il n’a plus rien à partager avec ce monde où les buissons et les herbes folles ont envahi l’environnement immédiat. C’est là qu’un jour de 1923 sont arrivés un couple d’Italiens avec un baluchon pour toute fortune et une petite fille née dans la plaine de Vérone. Ils rejoignaient un mentor à la voix de stentor et à l’allure martiale, pour fuir la misère d’un village où la terre ne nourrissait plus d’espoir les familles nombreuses. Là on avait du travail. Là on espérait que, même si les lendemains ne chantaient pas tous, ils procuraient au moins le pain quotidien. Là, Pasqua imaginait que le second enfant qu’elle portait déjà en elle pourrait se construire un avenir. Hébergés provisoirement par Luiggi, le frère et beau-frère qui avait déjà trouvé sa place dans l’enfer des temps modernes après cette guerre qui les avait épargnés, ils finirent par dénicher une grande pièce au-dessus de ce café réservé aux milliers d’Italiens du quartier, vite annexé par ces vagues d’immigration intensives. J’imagine un instant la précarité de leur situation quand, fin avril 1924, arriva en ce monde ouvrier, Eugénio vite baptisé Eugène Auguste pour qu’il se sente un jour plus français que ces Français mangeant du Rital à tous leurs repas idéologiques.

Plus rien ne témoigne de cette période. Que des bribes de souvenirs d’un passage, il y a … 60 ans, en ces mêmes lieux. La poussière des usines a disparu de l’air et s’est collée contre les murs crépis des bonnes intentions des bâtisseurs.. Là bas, les deux routes désaffectées mènent encore à une passerelle au-dessus de la voie ferrée, envahie par une végétation rabougrie car implantée sur un terrain rendu ingrat par les scories. Le ciel demeure gris, sans la rougeoyante nébuleuse qui sortait de ces enchevêtrements de tuyaux ou de cheminées, cherchant à tutoyer les nuages sur lesquels ils déversaient leurs vapeurs. Le canal s’est pendu de désespoir car il ne sert qu’aux retraités pêcheurs, devant l’éternel ennui d’une vie sans objectif.  Ici pourtant, mon grand-père sans papiers est venu chercher la plus belle des fortunes, celle qui est constituée par les perles de l’espoir et l’or du travail de ses mains. J’aime par-dessus tout participer de cette immobilité ambiante, pour me recueillir face à son courage et à l’abnégation de ces Italiens arrivés à pied à travers la montagne pour conquérir le droit d’exister. Je tisse un réseau imperceptible de radicelles entre mon présent et leur passé. Je cherche désespérément un signe d’approbation, face à ces fantômes dont je ne vois plus aucune trace. Il ne viendra pas. Je le sais, mais je l’espère. Je l’admets, mais j’en ai tellement envie. Je me résigne, mais je le souhaite. Lentement monte en moi une seule certitude : là, face à cet immeuble fermé, oublié, démoralisant, je sais pourquoi je resterai de gauche encore longtemps.

Cette publication a un commentaire

  1. J.J.

    Texte qui va droit au coeur aussi , poignant, que cette chanson de Bernard Lavillier :

    Un grand soleil noir tourne sur la vallée
    Cheminée muettes – portails verrouillés
    Wagons immobiles – tours abandonnées
    Plus de flamme orange dans le ciel mouillé
    On dirait – la nuit – de vieux châteaux forts
    Bouffés par les ronces – le gel et la mort
    Un grand vent glacial fait grincer les dents
    Monstre de métal qui va dérivant
    J’voudrais travailler encore – travailler encore
    Forger l’acier rouge avec mes mains d’or
    Travailler encore – travailler encore
    Acier rouge et mains d’or
    J’ai passé ma vie là – dans ce laminoir
    Mes poumons – mon sang et mes colères noires
    Horizons barrés là – les soleils très rares
    Comme une tranchée rouge saignée sur l’espoir
    On dirait – le soir – des navires de guerre
    Battus par les vagues – rongés par la mer
    Tombés sur le flan – giflés des marées
    Vaincus par l’argent – les monstres d’acier
    J’voudrais travailler encore – travailler encore
    Forger l’acier rouge avec mes mains d’or
    Travailler encore – travailler encore
    Acier rouge et mains d’or
    J’peux plus exister là
    J’peux plus habiter là
    Je sers plus à rien – moi
    Y a plus rien à faire
    Quand je fais plus rien – moi
    Je coûte moins cher – moi
    Que quand je travaillais – moi
    D’après les experts
    J’me tuais à produire
    Pour gagner des clous
    C’est moi qui délire
    Ou qui devient fou
    J’peux plus exister là
    J’peux plus habiter là
    Je sers plus à rien – moi
    Y a plus rien à faire
    Je voudrais travailler encore – travailler encore
    Forger l’acier rouge avec mes mains d’or
    Travailler encore – travailler encore
    Acier rouge et mains d’or…

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