Chaque fois que le ton monte, pour une raison ou une autre, autour des actes de ma petite-fille, je ne peux pas m’empêcher de penser au poème de Victor Hugo dans lequel celle dont il excuse toutes les bévues aurait trempé deux doigts dans la confiture ! Qui n’a jamais eu, en effet, la tentation de passer son index sur les bords d’une bassine joufflue et bronzée dans laquelle ont longuement mijoté des fruits ? Quel est celui qui a eu la force morale de ne pas devenir le Tantale d’un pot en attente de fermeture ? L’été est favorable, à cet égard, à toutes les tentations, et souvent les plus excessives. Furtivement, j’aime bien encore effectuer le geste interdit consistant à prélever une part de ces mélanges savamment dosés, destinés à maintenir le soleil fruité des récoltes dans les jours gris. En fait, il y a un bonheur spécifique à devenir le premier juge, par le vol, d’une production toujours considérée comme secrète. Dans les familles, on se transmet en effet de génération en génération la confection de ces confitures que seules les « grands-mères » savent élaborer. Elles y mettent toute leur douceur d’âme et une infinie tendresse, à l’égard des têtes blondes ou brunes auxquelles elles les destinent. C’est art d’être mamie confiture se perd, et la mise en conserve de l’été est de moins en moins répandue car son industrialisation a pris le pas sur les talents familiaux.
Souvent, la période des confitures reposait sur la présence, dans le jardin ou sur une parcelle, d’un arbre ancestral dont la fructification pléthorique dépassait les capacités instantanées de consommation. Face à une récolte imposante, et à la position « complexante » de laisser pourrir au sol des prunes, des abricots, des pêches, des framboises, des melons réputés d’Espagne (ma préférée) ou livrée aux oiseaux des mûres, la mère de famille se lançait dans une campagne intensive de mise en pots d’une production strictement originale. La participation des enfants consistait justement dans cette collecte des fruits tombés dans un vieux drap, ou nichés dans l’herbe, ou cueillis un par un.
Pas une confiture ne ressemble à une autre. La qualité des fruits reste la base de la réussite. Pas trop mûrs pour éviter la bouillie collante. Pas trop verts pour ne pas accroître la quantité de sucre artificiel. Il faut donc impérativement bien connaître les origines du fondement de la production. Il n’y a donc pas de règles établies de rapport de poids entre les divers ingrédients, mais un savant dosage, lié au degré de maturation des fruits… C’est au pif ou mieux à l’expérience que l’on saura effectuer les adaptations nécessaires. L’essentiel reste de conserver les arômes naturels du contenu et de ne pas les pervertir par trop d’apports extérieurs. C’est véritablement un art que celui de conserver les couleurs et les saveurs estivales dans un pot de verre épais qui sera ouvert plusieurs mois plus tard. La première cuillère plongée doit être nécessairement testée lentement, les yeux fermés, brute afin d’en apprécier justement le rapport interne. Une vraie confiture se déguste mais ne se mange pas !
Quand la période arrivait, les stocks de sucre diminuaient dans les épiceries, préparées à cette frénésie de conserves. J’ai le souvenir des poches puisées dans de grands sacs de jute où l’on trouvait l’or blanc de l’avenir et que je ramenais régulièrement vers la cuisine, où les bassines de cuivre étaient déjà garnies de fruits dénoyautés avec patience. Ils attendaient d’être saupoudrés avant la mise sur le feu. On laissait imbiber avant la cuisson, sur un trépied posé à même le sol. Là encore, le tour de main (cuillère ou spatule en bois) et la fréquence des mélanges jouaient un rôle essentiel. Il restait le plus dur : déterminer à quel moment la cuisson devait être interrompue… Cette décision conditionne toute la qualité ultérieure des pots de confiture.
Alignés sur la table, soigneusement lavés à l’eau bouillante et séché, ces derniers attendaient avec envie le résultat de cette alchimie entre la nature et la dextérité culinaire. Remplis un à un selon un processus bien défini des niveaux simultanés, ils attendaient un refroidissement indispensable sous un linge, pour éviter que les guêpes fussent les premières convives. D’ailleurs, leur venue constituait déjà un gage de réussite. Une confiture réussie attire ces insectes qui apprécient à la fois le fruit et le sucre ! Les frelons n’aiment que les premiers ingrédients et s’y plongent goulûment tant qu’ils sont à l’air libre !
Il demeure que la dernière étape relève également de choix délicats : comment obturer le pot pour qu’il se conserve le plus longtemps possible ? J’ai connu l’obturation à la paraffine ! Elle n’existe quasiment plus. Elle consistait à faire fondre un bloc blanchâtre dans une grande casserole et à en verser une pellicule de 2 millimètres sur chaque récipient. Un travail que j’adorais accomplir. Cette couche protectrice pouvait être complétée par une papier sulfurisé ou ordinaire serré par un élastique. La confiture était alors soigneusement rangée dans un local noir et frais pour attendre des jours moins gais que celui de sa fabrication. Vous remarquerez que, chaque année, le centre d’intérêt familial peut varier. La crise étant là et les arbres fruitiers familiaux de moins en moins nombreux et productifs, le produit de base est acheté sur les marchés à des prix de gros. C’est irréfutable : les confitures n’auront pas ce goût suranné, authentique auquel Jeanne la petite fille de Victor Hugo ne savait pas résister ! Dans le fond, je serai le plus heureux des papis si la mienne pouvait un jour me dire, pour mettre sur mon pain sec de banni de la cuisine aux confitures : « Jeanne alors, dans son coin noir,
M’a dit tout bas, levant ses yeux si beaux à voir,
Pleins de l’autorité des douces créatures :
– Eh bien, moi, je t’irai porter des confitures. »
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J’ai cru que nous étions privés de confiture…Oh pardon, de chronique, hier soir ! Mais le jeu en valait la chandelle, si je puis dire. Quel régal, au bout du compte. Et quels merveilleux souvenirs tu nous fais revivre !
Et connaissez vous cette petite comptine de René de Obaldia, que Jean Marie nous a développé avec son talent habituel ?
« »J’ai trempé mon doigt dans la confiture
turelure
Ca sentait les abeilles
Ca sentait les groseilles
Ca sentait le soleil
J’ai trempé mon doigt dans la confiture
Puis je l’ai sucé
Comme on suce les joues de bonne grand-maman
Qui n’a plus mal aux dents
Et qui parle de fées…
Puis je l’ai sucé
Sucé
Mais tellement sucé
Que je l’ai avalé. » »
« Qui n’a jamais eu, en effet, la tentation de passer son index sur les bords d’une bassine joufflue et bronzée dans laquelle ont longuement mijoté des fruits ? »
Je vous conseille quand même d’attendre que la bassine soit refroidie, sinon vous prenez vraiment de gros risques…