Jeudi dernier, lors d’une étape exceptionnelle d’une bonne heure à la maison, j’ai retrouvé mes petits-enfants. Ils étaient occupés. La tête plongée dans des caisses multicolores, ils puisaient les boules ou les guirlandes destinées au sapin de Noël, avant d’aller les placer, sous le regard inquiet de leur mamie méticuleuse, sur une branche. Un moment de bonheur parfait simplement en les regardant évoluer avec cet empressement propre aux enfants impatients qui veulent que l’on ne donne pas trop de temps au temps. Les yeux sont souvent plus parlant que les mots, et rien ne vaudra jamais ceux des petits heureux ! Surtout dans la période actuelle !
L’ouvrage terminé ce fut le moment de passer à table et d’évoquer les événements d’une journée ordinaire à l’école. Une sorte de revue de détails, qui permet à papi de comprendre ce qui se passe dans un lieu qu’il ne fréquente plus depuis trop longtemps.
« Papi, tu sais, à l’école, il y a une homme noir qui enlève les enfants ! lance Julien
– Et qui t’a dit ça ?
– Léa. Elle l’a vu ! C’est vrai papi… Un homme noir !
– Un homme noir ? D’où vient cette nouvelle, Léa ?
– C’est ma copine Lalie qui le sait. C’est vrai papi. Un homme noir enlève les enfants. Il en aurait déjà tué un de deux ans que l’on a retrouvé pendu ! » Elle déverse un flot de détails qui me sidèrent. Je suis interloqué et effondré. Ma petite-fille… pas elle ? Et si !
– Mais Léa c’est une bêtise. C’est faux. Elles te racontent n’importe quoi. Les hommes noirs n’enlèvent pas les enfants ! C’est une histoire racontée par tes copines mais elle n’est pas réelle ! » Son grand-père ne la croit pas.
Léa est choquée que je mette en doute son récit, qu’elle a arrangé et exagéré avec son imagination débordante. Elle se met à pleurer. Il me faut me battre pied à pied contre ces deux gamins qui ont baigné depuis plusieurs jours dans ces rumeurs, qui se développent chaque jour un peu plus. Les racines du racisme ordinaire transparaissent dans ce film d’horreur, et que ma petite-fille en relaie le contenu me désole au plus haut point. Elle finit par modifier légèrement, après discussion, le scénario de ce qu’elle considère comme une certitude : « ce n’est pas un homme noir, papi, mais un homme en… noir! »
J’imagine un instant que ce dialogue intergénérationnel n’aura pas lieu dans toutes les familles, et qu’au contraire, la rumeur ne va faire que croître, portée par le racisme ambiant, les propos continus sur l’insécurité, la psychose sur les maniaques sexuels. Le pays s’enfonce lentement dans une ambiance délétère effrayante semblable à celle de la fin des années 30. Les discours portés par des synthèses réductrices, diffusées par des médias obnubilés par l’audimat, la diffusion outrancière de faits divers transformés en faits de société, entrent d’autant plus facilement dans les esprits enfantins qu’aucune formation aux médias n’est assurée.
Le même jour, dans une autre commune girondine, une mère de famille alerte tous les services de police, car elle a aperçu un homme dans le jardin de son pavillon, qu’elle soupçonne de vouloir enlever son fils. Grands moyens déployés. L’enquête débute. Les parents des élèves se déchaînent et expédient des SMS qui alimentent en quelques heures la rumeur. Une élue, professeur de lycée, élue locale, entend des lycéens colporter l’info « exclusive ». Elle entame la discussion, mais il est, là encore, impossible de changer une « vérité » portée par les SMS ! face à son insistance, le prof se heurte à une preuve exceptionnelle :
« Madame, comment pouvez vous expliquer que c’est faux quand, dans la commune, on a placardé dans la nuit le portrait de celui que l’on recherche…Vous dites ça pour cacher la vérité !
L’élue bat en retraite. Elle téléphone au Maire qui, bien évidemment, lui apprend que l’homme qui a été vu dans le jardin n’était que l’un des nombreux amants éconduits de la mère de famille, qui voulait simplement obtenir un retour en grâce, après avoir escaladé le portail volontairement fermé par sa favorite. Ensuite, il s’avère que le lycéen avait raison. Des affiches avec le portrait d’un homme dangereux avaient été posées dans toute la ville le mercredi soir : celle de Mélenchon en meeting le lendemain en Gironde ! Lamentable, mais bel et bien réel ! Partout, il règne autour des portails d’entrée des établissements scolaires (surtout publics), un climat détestable qui conforte, jour après jour, un vote extrémiste. C’est à croire que ces rumeurs (voir celle de la mosquée de La Réole, ou l’affaire de l’homme mort d’une crise cardiaque après avoir été traqué par des parents !)
La dénonciation calomnieuse, la suspicion rampante, la régression intellectuelle, l’irrationalité absolue, se développent à une allure vertigineuse dans cette société qui effectue des transferts désastreux « d’intérêt » sous la pression médiatique. Les rumeurs fleurissent, mettant en cause la qualité du vivre ensemble. Elles sont révélatrices de l’état de ce pays à la dérive, miné par des déclarations constantes, ressassées pour des manœuvres purement électoralistes. L’enjeu est pourtant capital pour l’avenir de la démocratie.
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Une grande tristesse s’empare de moi en vous lisant monsieur Darmian.
Vous nous invitez à votre table, et nous voilà tout à coup assommés
par le spectre de la bêtise la plus noire qui refait surface.
Comme en 1930 dites-vous. J’ai assez entendu parler entre eux les anciens pour savoir comment l’horreur est immense.
Je me souviens de ma première peur. C’était à l’école.
A un moment ou la nudité des filles occupe notre curiosité d’enfant, quand certains plus âgés faisaient les malins à la récréation.
Ils nous parlaient d’un livre, que nous aurions l’année prochaine en classe supérieure, dans lequel figurait des femmes nues !
L’année suivante, enfin, je puis accéder a ces images merveilleuses de la beauté offerte.
Jusqu’à ce que je m’aperçoive horrifié que les corps offerts à nos yeux d’enfants rêveurs étaient ceux des morts de l’histoire.
Un tas de corps.
Une photographie en noir et blanc où il faut être fou pour y voir autre chose que l’horreur.
Je me demande toujours depuis ce jour quel savant plaisir a animé le grand de l’année d’avant, dans la cour de récréation, pour tenter, et réussir sa farce.
J’hésite entre plusieurs choses:
soit il est complètement idiot,
soit ayant été lui même fort choqué il trouve normal de transmettre aux petits ce qu’on lui a fait subir,
soit sa méchanceté est sans borne et son plaisir extrêmement froid.
Deux écoles s’affrontent depuis toujours, l’homme est-il fondamentalement bon ou mauvais ?
La compassion et le partage, dont savent faire preuve les dauphins entre eux,
étant considérés comme perception animale,
que nous reste-t-il donc pour éprouver des sentiments dignes d’une humanité revendiquée ?
Rien, sinon une méchanceté savante et vicieuse bien au-delà du pire acte d’animalité prédatrice.
L’insatiabilité, et le plaisir savant de la domination semblent être notre seule ambition d’homme.
C’est en tout cas une philosophie fort répandue.
Pour preuve « la conquête » de nouveaux marchés », le « combat » sportif et le « pouvoir » d’achat.
Quand il faudrait dire, pour être un digne dauphin supérieur:
la « découverte », le « jeu », et la faim apaisée.
Mais nous ne sommes qu’une troupe hantée par la peur qu’offre à nos esprits affolés la faculté de savoir notre fin,
Sans pour autant en avoir compris le sens.
Notre « intelligence » n’est à ce jour qu’un frein au bonheur.
Peut-être l’avidité et la méchanceté ne sont au fond qu’une revanche sur le poids insupportable qui pèse sur nos consciences.
Jusqu’aux religions, jusque là havres de paix et d’acceptation, qui n’offrent plus de refuge raisonnable.
Le bouddhisme est en fuite, le Coran est détourné, la Bible est transformée en livre de comptabilité, la Torah est en proie aux nationalismes territoriaux, l’animisme est nucléaire et le vaudou est aux banquiers, le football aux miséreux.
Il ne reste que notre capacité individuelle à se forger une opinion.
La liberté étant la chose la plus terrible et incomprise quand elle est vécue comme un bannissement du groupe.
Apprenons donc, s’il est encore temps, mais il sera toujours temps avant de mourir,
à ceux qui en ont peur, comme désobéir est un plaisir savant,
avant que de savoir écouter son âme, enfin !
Son âme de mammifère marin, il y a un début à tout !