Que penserait Abel ?

Nul ne savait pourquoi mon grand-père maternel restait muet sur son passé. Pudeur ? Honte ? Déception ? Lui qui avait été placé à 11 ans comme palefrenier chez un vétérinaire parcourant les campagnes, après une enfance digne de celle des enfants du XIXème siècle ne parlait que très, très rarement de ce qu’il avait vécu. Devenu maçon après la Grande Guerre, qu’il avait finie dans une mine de sel de Silésie, il avait participé aux événements de 36 et du Front Populaire. Il en avait gardé une couleur politique rouge sang. Militant convaincu, Abel avait participé avec une ardeur particulière à ces réunions sous les préaux des écoles, qui émaillèrent la période d’avant-guerre. De ces véritables combats, allant jusqu’au pugilat, je n’ai retenu que des bribes, qu’il abandonnait comme d’autres mettent quelques cailloux blancs sur la route des enfants qu’ils veulent guider vers la destination choisie pour eux.
En 1932, lors des élections législatives, la bagarre avait été très rude entre Henri Labroue, député sortant radical et un certain Gaston Cabannes soutenu par la SFIO. Mon grand-père allait apporter la contradiction avec ses camarades à celui qui sera ensuite condamné à la Libération à 20 ans de réclusion pour une collaboration active. Appartenant à la majorité sortante, Labroue ne fut pas réélu en 1932. Quoique arrivé en tête au premier tour avec 7.282 voix contre 5.509 à Cabannes (S.F.I.O.) et 3.509 à Bourdieu, radical-socialiste, il est battu au second tour, n'obtenant que 8.537 voix contre 8.819 à Gaston Cabannes.
En 1936, la lutte est encore plus intense, mais les résultats ne lui sont pas favorables, quoique la marge du second tour soit très faible. Le 26 avril 1939, Gaston Cabannes obtient 5.814 voix contre 4.629 à Labroue, 3.249 à Micheau (indépendant) ; 1.466 à Paillé (communiste); 1.033 à d'Eaubonne (radical-socialiste) ; 1.022 à Bourdieu (radical indépendant). Resté seul en face de Cabannes, Labroue n'obtient que 8.916 voix contre 8.938 à son adversaire…. Il est battu de 16 voix, et Abel le rappelait souvent comme un fait d’armes exceptionnel ayant nécessité un investissement colossal de tous les militants.
J’aimais l’entendre, trop rarement, donner des couleurs à son passé. Il était plus fier de ces combats que de ceux qu’il avait été contraint de mener dans les tranchées, mais il évitait de se présenter aux yeux des autres comme un acteur de l’histoire. Conseiller municipal de Sadirac au premier scrutin à la Libération, il avait vite abandonné son siège (2 ans de mandat) en désaccord avec le Maire radical. Abel avait un caractère trempé et ne renonçait jamais à ses idées. Il les avait d’ailleurs transformées en convictions profondes qui le fit un jour renier la SFIO qu’il jugeait totalement contraire aux objectifs de son origine. Guy Mollet fut pour lui ni plus ni moins qu’un « traître », à la cause des travailleurs, mais jamais il n’accepta le retour au pouvoir de Gaulle. Il était « rouge », mais surtout ancré dans la certitude de ses valeurs. Il ne varia jamais d’un pouce. Que dirait-il dans cette époque où il ne faut surtout pas afficher son attachement à des principes, au nom de l’efficacité électorale ?
Je pense souvent à lui, à son courage de militant, allant volontairement combattre en terrain ennemi, ou protégeant celui qui portait ses couleurs. Désormais, il ne faut plus être contestataire, mais s’afficher comme consensuel. Il ne faut plus être « viril mais correct » mais « passif et incolore ». Il ne faut plus exister par soi-même, mais surtout veiller à n’exister que par les autres. Il ne faut pas faire de la politique, mais surtout apparaître comme apolitique… il faut avaler ses critiques éventuelles pour fournir des gages de passivité consentante. La vie actuelle ne souffre plus l’affrontement idéologique, car elle le confond avec de l’agressivité intéressée qui n’aurait été, dans les années 30, qu’une discussion de salon. Il faut donc, pour devenir un homme politique crédible, avoir l’odeur, la couleur, la saveur de la politique mais surtout pas les valeurs. Qu’aurait-il pensé de moi ? Il est mort, toujours humblement, gêné de déranger, bien avant que je fasse mes premiers pas dans la vie publique et je ne saurai donc jamais si mon « socialisme » lui aurait convenu. Il m’aurait peut-être trouvé bien « molletiste » dans ma tiédeur idéologique. Il aurait certainement jugé mes renoncements extrêmement coupables. Il me faut me calmer, devenir « rond » comme me l’a conseillé un fidèle ami, avaler l’encre aigre de ma plume, pour ne pas choquer celles et ceux qui attendent de la tisane pour ne plus avoir de maux d’estomac en digérant mal ce qui reste pourtant la vérité.
Mon grand-père Abel se lavait la tête à la lessive Saint Marc, dehors, par tous les temps, afin que la blancheur de sa chevelure atteste de la sincérité absolue de son engagement. Il était lui même, et il est décédé avec au cœur l’espoir de voir le temps des cerises là où il allait. Je l’aimais ainsi. Je l’admire encore plus maintenant, où il me faut faire le dos rond pour ne pas choquer, pour ne pas contrarier, pour ne pas perturber. Il me faut glisser sur l’eau, sans faire de vagues ou de ronds dans l’eau. C’est pour moi encore plus éprouvant que tout le reste.
Notre société se positionne de plus en plus sur la douceur lénifiante des apparences, et refuse obstinément de s’engager sur les réalités dérangeantes. A force de ne pas être soi même, on finit souvent par ne plus avoir d’estime pour soi même. Je t’en prie « papi Abel » ne m’en veut pas. J’essaie simplement de ne pas décevoir celles et ceux qui croient en moi.

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Cet article a 5 commentaires

  1. Pierre H

    Mon grand-père, Pierre comme moi (tradition familiale de donner le prénom du grand-père au premier né) était ouvrier agricole dans un château à la limite de Créon et Sadirac. « Rouge » lui aussi, il était souvent en butte à la hargne de ses patrons. Ceci m’a donné le (mesquin ?) plaisir de dire au descendant de cette famille que nous venions de battre aux élections municipales : « alors, quel effet cela vous fait-il d’être battu par le petit-fils de votre domestique ? » Devant la mine déconfite de mon interlocuteur, j’ai eu le sentiment que mon grand-père riait avec moi !

  2. Geneviève

    « La parole vaut l’homme ou l’homme ne vaut rien ».
    Ce dicton reste applicable aux hommes d’honneur qui, dans cette société « aux angles trop ronds », restent fidèles à leurs engagements et leurs valeurs.
    Un peu comme vous et votre grand-père.

  3. Philippe

    Que de certitude quand vous recevez vos idées en héritage.
    Depuis bien longtemps, peut-être trop je défends mes idées de gauche et je les ai mis en pratique quand j’étais en activité, aujourd’hui à la retraite je distille mes convictions à qui veux les entendre.
    Né en 1949, mon prénom est le reflet des opinions de mon père et mes enfants n’ont pas mis leurs pas dans les miens.
    Il n’est donc pas nécessaire d’avoir besoin de se recommander de ses ancêtres pour avoir la tête droite et être bien dans ses pompes.

  4. Annie PIETRI

    Sois certain que ton « papi Abel » ne t’en voudrait pas.Il serait au contraire fier de son petit fils qui est resté toute sa vie fidèle à ses convictions profondes, et qui les a toujours défendues avec vigueur et sincérité, en dépit des obstacles et des critiques. Ne change rien, ne courbe jamais l’échine quoi qu’en pensent certains, et quoi qu’ils te disent! Continue à faire des vagues et des ronds dans l’eau, sinon ce ne serait plus toi !!! Tu as toujours dit que tu étais un politique « atypique ». Reste-le !C’est comme cela que tes amis t’apprécient….

  5. Dominqiue

    Pour une véritable alternance, la gauche a besoin d’hommes politiques porteurs de valeurs fortes et en contraste avec la politique économique et fiscale menée depuis plus de 20 ans. C’est peût-être pour avoir voulu être trop « rond » que Jospin a perdu les élections présidentielles.

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