Le réveillon qui réveille

Le réveillon, une tradition qui marque les vies familiales puisqu’il peut être occasion de retrouvailles ou de séparations. Quand on a un repère identique continuel, il constitue un moment privilégié de l’évolution des vies. Pour ma part, depuis maintenant 43 ans, celui de Noël qui ne constitue qu’une opportunité de rassemblement mais plus du tout un moment lié, comme à ses débuts, à une fête religieuse, ferait une excellente bande dessinée. On y retrouverait sur chaque planche un épisode daté qui finirait par ressembler à une formidable étude sociologique. Mon regret reste toujours le même : ne pas avoir su garder systématiquement des traces de ces rencontres, réputées institutionnelles, mais dont aucune ne ressemble à une autre. Une famille n’est qu’une cellule sociale sous influence qui, malgré ses efforts, se transforme en permanence, traversée par des courants divers. Il suffit de regarder, de se taire, d’observer et de plonger dans ses souvenirs dont il ne reste que des bribes, pour vérifier que le réveillon n’a pas la même valeur individuelle au fil des ans. Les statuts se modifient. On glisse ainsi, année après année, de celui de jeune invité à celui de patriarche, ce qui représente une mutation peu rassurante. On est conduit à refuser cette régénération inexorable dans tous les domaines. Le soir, au moment de la distribution des places, il y a des glissements sectoriels qui ressemblant à des exils ou à des arrivées. Inutile de se formaliser en passant de la table des enfants, à celle des jeunes puis à celle des moins jeunes pour se retrouver poussé vers l’espace prévu pour les « vieux » prudemment baptisés les « anciens ». Il faut alors prendre ce dernier qualificatif de la manière la plus avantageuse, en se persuadant que l’ancienneté peut être aussi seulement celle de l’assiduité aux retrouvailles. Elle permet alors de lancer de temps à autres quelques piques sur les changements intervenus dans le cocon où mûrissent des vies. Il n’y a plus aucune pérennité dans les présences, car les couples se font et se défont à une allure forcenée, probablement à cause de définitions divergentes de la notion de liberté. La stabilité n’appartient plus au monde depuis des décennies.
La notion même de famille apparaît de plus en plus comme mouvante, car elle ne repose plus sur une évolution ordonnée, linéaire, certaine des engagements. L’entrée dans le cercle ne repose plus sur un contrat à durée illimitée. Si, pour ma part, je n’ai jamais quitté l’espace que j’avais choisi de rejoindre, un soir de réveillon, il faut se résoudre à admettre que cette attitude relève d’une autre époque. Le statut de « demeuré » offre l’avantage considérable d’avoir de solides critères pour apprécier la durabilité des présences. Durant ces 43 soirées, environ une trentaine de personnes a traversé le ciel d’une nuit de Noël avant de disparaître dans la nuit des souvenirs que l’on veut oublier coûte que coûte. Certains n’appartiennent plus, définitivement, au paysage initial puisqu’ ils n’appartiennent plus au monde actuel. Ils sont encore présents dans un nombre restreint de mémoires, sans que l’on prononce leurs noms pour ne pas choquer celles et ceux qui approchent de la « sortie » de la comédie humaine. Ils ont été de ce « clan » initial qui se retrouve une fois l’an pour une sorte de thérapie de groupe dans laquelle on soigne encore ses désillusions.
Le réveillon s’organisait autrefois dans un périmètre géographique restreint. En une quarantaine d’années, tout a explosé, et les fragments se sont éparpillés sur des territoires plus vastes. Impossible d’ignorer que les rassemblements familiaux sont pénalisés par la mondialisation. Ce qui était une sorte de veillée villageoise dans une pièce commune est devenu une conférence planétaire. On rentre d’un déplacement sur un autre continent, on vient spécialement après des périples bousculés par quelques centimètres de neige d’une destination lointaine, on participe via Internet à ces retrouvailles… Ce qui était inimaginable ou très exceptionnel il y a seulement une ou deux décennies est devenu courant. Le réveillon 2010 était devenu planétaire par ses présences et ses absences. L’époque de la 2 chevaux a été remplacée par celle des Airbus ou des TGV. En fait, on vient se régénérer dans la marmite familiale, y puiser des raisons de se rassurer sur la continuité des engagements, y chercher un sourire ou une parole rassurants, y vérifier que les autres ont au moins autant changé que vous. Il est possible aussi que le menu constitue également une thérapie, puisque les huîtres, le foie gras, les volailles et les vins rappellent opportunément de solides ancrages sociaux, perturbés par les contraintes temporelles ou matérielles du quotidien. On ne cherche plus à partager, mais surtout à se rassurer pour les plus anciens. La génération suivante reste encore sur la base de la bande qui se réchauffe dans une période où elle appréhende encore de couper le cordon ombilical. Il reste le regard des plus « petits », qui supputent sur la nuit de tous les espoirs, et qui ne se rendent heureusement pas compte qu’ils s’installent dans l’éternelle bande dessinée très agitée des sagas familiales. Dès le lendemain, la « bombe » sociale à fragmentations tombera, provoquant un souffle dévastateur dont on ne mesurera les dégâts que l’an prochain à la même heure et au même endroit. Du moins on peut l’espérer !

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