Rien n’est plus dramatique dans la vie que de ne pas avoir la capacité à douter de soi, des autres, des faits et des vérités trop faciles. Certes, il y a une certaine souffrance à plonger dans cette manière d’avancer, puisqu’il n’est nullement question de stagner par peur de se tromper. Le doute n’a jamais paralysé mais oblige à évaluer en permanence la qualité de ses décisions et de son comportement. « Les doutes, c’est ce que nous avons de plus intime » reconnaissait à juste titre Albert Camus et, au fil des ans, je me rends compte que ce n’est que dans le secret de son esprit que l’on peut douter de manière profitable. Plus une femme et un homme politique paraît sûr de lui, de ses arguments, de ses décisions et de ses proches, plus il s’enfonce dans l’erreur. Personne ne peut nier cette réalité, et le Chef de l’Etat français actuel est prêt à tout pour justement ne jamais douter de ce qu’il entreprend au nom d’une forme de religion idéologique puisque, pour reprendre une nouvelle phrase de l’écrivain ultra-libéral Achille Tournier : « la politique est le seul métier qui se passe d’apprentissage, sans doute parce que les fautes en sont supportées par d’autres que par ceux qui les ont commises ». Il faudrait la mettre en haut du frontispice de tous les palais du gouvernement afin de rendre humbles celles et ceux qui provisoirement les habitent.
Le doute constitue souvent une véritable torture. Il est en moi en permanence, et j’avoue que souvent j’envie ces gens que je croise, qui l’ont chassé de leur esprit depuis longtemps. Sûrs du bien-fondé de ce qu’ils ont fait ou de ce qu’ils vont faire, ils se dopent aux flatteries des autres alors que le remède n’est que dans le regard et rarement dans les mots. Quand on s’exprime, que l’on propose, que l’on enseigne, il faut aller chercher en l’autre, derrière la façade de ses yeux, une appréciation susceptible d’infléchir ce que l’on pense parfois sincèrement être la vérité qui rassure. Seule la volonté constante de convaincre permet d’éviter l’écueil tragique de la certitude et le moindre relâchement peut gâcher totalement une vie. Dans une vie professionnelle reposant sur une transmission intellectuelle, la difficulté repose sur le côté totalement immatériel du résultat. Il est donc extrêmement facile de chasser le doute en attribuant à l’autre la responsabilité de la non acquisition de ce que l’on doit lui transmettre.
J’ai ainsi été toujours rongé par l’évaluation de ce que j’ai pu apporter aux enfants comme instituteur. Aucune « inspection », totalement factice et inutile, aucune instruction officielle ministérielle, aucune « réforme » politicienne, n’efface cette incertitude sur l’utilité de mon travail, pour lequel la république me faisait confiance et me rétribuait. Le rendez-vous, 43 ans plus tard, avec les élèves que j’avais eu à rencontrer dans la première classe qui m’a été confiée ne pouvait donc être abordé qu’avec une certaine angoisse. Comment allaient-ils réagir à une invitation lancée par Denis, l’un d’entre eux, qui avait lu « Jour de rentrée » ?
L’un d’entre eux eut une réponse qui résuma parfaitement ce que je craignais en écrivant ce bouquin : « le passé ne m’intéresse pas. Pour moi, seul l’avenir compte et je ne viendrai pas ! Désolé » Une position franche et lapidaire qui traduit peut-être un refus de revenir sur une scolarité mal vécue, ce que je comprends fort bien, car nombreux sont celles et ceux qui ne conservent pas une appréciation valorisante de leur passage sur les bancs de l’école. Et ils seront nombreux, de plus en plus nombreux, compte tenu de l’aggravation du contexte de l’éducation à notre époque, à ne pas vouloir revenir sur des parcours marqués par un échec moralement douloureux. D’autres avaient préféré avancer des contraintes professionnelles, familiales ou météorologiques pour ne pas faire le voyage à rebrousse temps ! Compréhensible dans une société où les obligations pèsent sur le quotidien, et rendent la nostalgie coûteuse en temps… mais dérangeant pour celui qui se pose des questions sur son parcours. Et il reste les autres. Tous les autres. Ils étaient là comme un gage exceptionnel de leur envie de retrouver celui qu’ils avaient croisé durant moins d’une centaine de jours dans plus d’un demi-siècle d’existence, dans le monde clos d’une classe. De Paris pour Christian, de Castres pour Frantz, de Poitiers pour Philippe… de la Gironde, mais surtout de la vallée de la Dordogne, ils étaient venus, ils étaient tous là sans que je sache vraiment s’ils avaient accepté d’être un voyageur du temps pour moi, ou pour se retrouver entre eux. Dans le fond, peu importe, ce qui comptait c’est que je puisse récupérer quelques bribes de leur ressenti de notre rencontre, pour dissiper mon doute…
« Monsieur, vous savez, quand Denis m’a appelé et m’a dit votre nom, je lui ai répondu que je me souvenais bien de vous. Plus de 40 ans après, c’est bon signe, car je crois que je n’ai gardé vraiment que deux ou trois noms d’enseignants dans ma mémoire » expliquait Alain. « Vous étiez différent des autres, et c’est ce que je retiens ! » Le pire, c’est que si eux savent sans forcément me reconnaître qui je suis, moi, je patine avec honte en tentant de mettre un nom sur un autre visage que celui qui s’est forcément estompé de ma mémoire. Je me sens coupable d’être incapable de faire ce lien entre un enfant et un adulte dont j’essaie le plus vite possible d’apprécier le parcours. « J’étais assis à coté du terrarium où on élevait les larves de libellules et les salamandres m’explique Paul-Marie en plaisantant. C’est peut-être pour ça que j’ai fait des études agricoles. » A table, nous boirons de son vin, dont il a porté une caisse au restaurant. Autre son de cloche chez Christian : « Ah ! parlons-en de votre terrarium, lance-t-il. Ces bestioles me terrorisaient. Les larves de libellules suçant l’intérieur du corps d’un têtard, quelle horreur! Vous vous délectiez du spectacle. Normal, car les enfants sont cruels ! » Le seul élève qui ait embrassé la carrière enseignante n’a jamais perçu cette volonté « Freinet » de faire entrer la nature dans une classe, au nom du principe qui veut que l’on connaisse d’abord davantage son milieu de vie que ceux, exotiques, des autres. Un échec ? Pas certain, mais au moins un doute… Il se renforce avec la remarque de Paul-Marie qui conforte pleinement ma théorie sur les faits de l’enfance qui marquent une vie d’adulte à l’insu de celui qui les vit. « Un jour, vous m’aviez monté sur une chaise pour que je sois à votre hauteur et que je puisse, les yeux dans les yeux, vous fournir des explications sur ce que j’avais fait. Vous m’aviez adressé les reproches, et vous n’aviez pas pris le temps de m’écouter, car vous vouliez aller voir le slalom géant des jeux olympiques à la télé. Je ne l’ai pas digéré.. » Oups ! Un vrai raté, en ce 11 février 1968, dans la justice que j’espérais avoir mise en pratique ! La victoire de Killy était passée avant les explications de Paul-Marie. Combien ai-je commis d’erreurs de ce type ? Je l’ignore.
Mais heureusement, il y a tout le reste. Henri, l’enfant exemplaire, réservé et travailleur, qui se libère un jour de cette gangue sociale imposée par sa mère, pour basculer dans l’audace et la passion, en devenant pilote automobile de rallye… Denis, qui s’accroche à sa terre pour cultiver des kiwis et s’engager comme administrateur de la coopérative. Alain, qui avoue à demi mots combien il a souffert dans ses redoublements répétés, et qui a fini par assumer ce passage dans un système éducatif qu’il jugeait ne pas être fait pour lui. « Lulu » le chef d’entreprise de maçonnerie qui est parti directement de ce CM1 vers la classe de transition, pour vite filer sur l’endroit où il était déjà le mieux, les chantiers. Jean-Paul, le gendarme qui aimait la rigueur, reste intimidé par le rapport hiérarchique qu’il paraît ne pas pouvoir effacer avec le maître. Frantz, le sportif invétéré qui a basculé dans l’écologie exigeante allant jusqu’à refuser d’utiliser la carte bleue. Denis, le cadre du labo pharmaceutique qui aime faire le lien entre ses copains comme s’il animait son équipe professionnelle. Philippe, qui sort de son sac à malices un cahier de devoirs mensuels qu’il m’offre et sur lequel figure une appréciation à l’encre rouge vieille de 43 ans ! Philippe, qui exhume son club de « La chouette », qui regroupait des petits hommes « verts » d’avant garde… Je tente de tout saisir, de tout retenir, de tout jauger, avec cette angoisse : ai-je été forcément une part microscopique de leur parcours, ou bien ai-je été à un moment où un autre le ferment d’une vie ? Ai-je été fournisseur de poisson du savoir ou ai-je appris à pêcher le savoir ? Dans le fond je me coule dans le bain chaud du plaisir d’être au milieu d’eux, et j’essuie une larme furtive en quittant cette classe de préretraités heureux, qui n’ont pas conscience que ce sont eux qui m’ont tout appris de la vie ! « Jean-Marie, qu’est-ce qu’une vie réussie d’après-toi ? » La question qui tue vient d’Henri.
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Merci de nous faire vivre ces beaux moments ! Comme j’aimerai vivre des moments pareils !
J’aime ce blog, je les lis souvent et là j’aime particulièrement cet article.
Tant que je doute, je vis, si j’arrête de penser, de réfléchir, de voir ailleurs, je meurs.
Et comme le disait Desproges:
‘la seule certitude que j’ ai c’est d’être dans le doute’ étonnant non ?
Combien je comprends ce moment…
Merci sans commentaires mais avec émotion.
Il faudrait juste savoir choisir le doute. Il y a celui qui fait avancer et puis il y a l’autre celui qui pourri le plus petit espoir de faire. Douter certes mais le plus juste chemin reste celui que l’on découvre dans le regard de l’autre. Une vie réussie ? je doute … je crois que c’est le jour où l’on est capable de dire … je crois … je doute mais je vis.
« Je doute… »
De même qu’écrivit un jour un autre habitant de Guyenne :
» Que sais-je ?
Je me rappelle du calcul , des dictées , de cette science formidable que l’ on appelle aujourd’ hui Ecologie , ….mais je ne me rappelle plus » du doute » !!
Le » doute » , c’ etait vous aussi ??
Vous m’ avez donc tout appris , Cher Maitre .
Meilleurs sentiments
Paul-Marie