Instantanés d’été (19) : la face cachée du malheur

Avons-nous véritablement conscience, quand nous sommes lovés au creux des vacances, qu’autour de nous, ce qui bouge va dans le sens vertical de la chute ? Lentement, dans l’insouciance ambiante, le malheur passe inaperçu puisqu’il ne transparait pas autour de nous. S’il frappe à la porte, il provoque un véritable séisme moral. Gâcher ses congés paraît une injustice notoire, tellement on a investi dans le bonheur assuré. Et pourtant, parfois, ce qui nous paraît un dû devient inatteignable pour beaucoup d’autres. Mieux vaut ne pas être dans l’exclusion ou la précarité quand tout s’arrête autour de vous. Paradoxalement, plus on est dans les sables mouvants sociaux, et plus on envie la rentrée, car elle seule permet de conserver l’espoir. Plus de la moitié des Françaises et des Français ne partiront pas cette année en vacances, c’est déjà préoccupant, mais combien parmi ceux-là ne peuvent pas faire la différence entre leur quotidien estival et celui des mois antérieurs ? Les expulsions des logements sociaux vont s’accélérer dans la semaine prochaine, alors que pour les mieux lotis de ce monde injuste, la préoccupation consiste à en trouver un second.
Sur le bureau des Maires qui ne sont pas à la plage ou à la pêche, s’accumulent des décisions des Préfets, avec des annonces peu rassurantes, puisqu’il leur demande comment ils comptent retrouver un domicile aux familles qui n’ont pas pu faire face au loyer de celui qu’on les force à quitter ! Un casse-tête dont tout le monde se détourne durant ce week-end du 15 août où les soucis moraux ne doivent pas altérer la joie de vivre. Personne dans bien des services, pourtant encore pourvus d’un nombre correct de fonctionnaires, (qu’en sera-t-il dans quelques années ?), et peu des réponses possibles dans beaucoup d’autres. Il faut se débrouiller, durant la semaine précédente et la semaine suivante, pour assumer ses responsabilités. La misère ou la détresse deviennent alors insupportables, tant pour la personne sur qui elles pèsent que pour celle qui doit la soulager.
Hier, une jeune fille se présente en mairie. Elle veut voir le Maire d’urgence, sans annoncer le but de sa visite. Le calme du bureau est perdu même si, visiblement, elle est plutôt abattue que révoltée. Quelques secondes, et elle s’effondre. Au cœur de l’été heureux, ses larmes dérangent et perturbent. Quand il faudrait que tout le monde nage dans le bonheur, Virginie narre une vie cumulant tous les handicaps. A 19 ans, elle dort depuis près de 3 semaines dans sa Super 5 5SIC°. Plus de logement. Plus de ressources. Plus de repères. Son second copain l’a virée, car elle était enceinte. Son CDD a pris fin. Sa famille, décomposée puis recomposée en deux branches rivales, ne souhaite plus la voir… « Je vais, tous les soirs, dormir sur l’aire de repos de Cestas, sur l’autoroute vers l’Espagne, car là-bas personne ne me cherche des noises. Je suis une touriste fatiguée comme les autres, et je peux avoir accès aux services gratuits. Je mange un sandwich ou ce que je peux encore acheter dans une grande surface…J’en peux plus ! Je suis à bout ! » Celle qui est légalement majeure n’est, en fait, qu’une gosse égarée sur les chemins d’une vie qu’elle dévoile par bribes. Je suis là comme un con, incapable de formuler une autre réponse que celle convenue : « je vais essayer de faire quelque chose… Ne pleurez pas. Nous allons voir. ». Je pratique la méthode Coué, car en été, il vaut mieux ne pas voir la noirceur des cieux des autres, mais se persuader que le bleu est la couleur réservée à tous.
Je tire peu à peu sur le fil d’une vie mal tricotée. Une fille de trois ans dont, bien évidemment, elle a perdu la garde dès qu’elle l’a eue, à 16 ans. Elle a appris le matin qu’elle en attendait un autre « à la suite d’un accident de pilule » me dit-elle. Elle pleure. Elle pleure. Impossible de lui apporter une réponse concrète. Il faut avorter. Les mots crus arrivent. C’est la panique en moi. Comment, l’avant-veille du 15 août, trouver des réponses à ce cumul de difficultés ? Les hôpitaux rejettent toutes les non-urgences. Les services sociaux tournent au ralenti. La Mairie de Créon n’a pas de réponse à ce type de situation. Mon soleil d’été se voile. Elle doit néanmoins aller, en urgence, sous la menace de celui qui « ne veut pas d’ennuis », avorter sous X à l’hôpital… Elle est terrorisée par cet acte qui est pourtant, selon les statistiques, en hausse constante à l’issue de l’été « sea, sex and sun »… mais qu’elle prend, sous l’influence de son compagnon, pour un acte indispensable à son honneur.
Je suis de plus en plus mal à l’aise, en cette période, face à la détresse réelle de cette jeune femme qui enchaîne les récits, tous plus dramatiques les uns que les autres. Elle aura sa fille durant la journée, mais elle ira chez une amie, afin de ne pas mettre en évidence auprès de son ex-belle famille qu’elle n’a pas de domicile fixe. La main tendue a été refusée par honte de la prendre.
L’été m’oppresse. Je rêve de journées sans soucis et sans difficultés. Ce n’est pas la saison. Je lui propose de venir chez moi, de prendre un repas chaud et de venir coucher pour se reposer, après sa journée d’hospitalisation. Il n’y a aucune autre réponse institutionnelle en cette période, où presque tout le monde a le sentiment que la terre s’arrête de tourner dans le mauvais sens. Elle accepte de venir au minimum déjeuner à la maison, mais elle ne sait pas si, à sa sortie de l’hôpital, elle acceptera de ne pas dormir dans sa Super 5. Le verdict tombe en soirée: « j’ai honte de venir chez vous. Ne m’attendez pas. Je ne serai pas là ! » Pour moi, c’est un échec, car cette soirée estivale ne sera pas sereine. Que va-t-elle faire ? Comment va-t-elle absorber le traumatisme qui l’attend ? Est-elle sincère ? Qu’elle est la part de vérité dans un tel récit ? Impossible de se faire une idée précise, mais dans le doute, il vaut mieux s’abstenir de juger. Elle disparaît dans la nuit de ce week-end dédié à la Vierge pour les catholiques, intransigeants sur l’avortement. L’été, celui de celles et ceux qui ne bronzent pas pour se donner bonne conscience, ne résiste pas à l’usure des réalités. Il ne repose que sur les apparences, car comme l’iceberg, la partie sociale souterraine est largement supérieure et moins belle que celle que les médias admirent à Saint Trop’, Menton, Deauville, Arcachon, Biarritz ou… le Cap Nègre !

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Cet article a 6 commentaires

  1. danye

    MOI AUSSI DANS CE W KEND DE vacances ..de famille qui débarque de Bourgogne..de restaurants..de visites.. d’expositions ..de marchés nocturnes bien sympas ..de fête et de rires j’ai très mal et un peu honte de lire ces lignes plus haut !! nous sommes devenus insensible au malheur d’autrui par tout ce qui se passe depuis plusieurs années ..
    Cette jeune fille me donne à réfléchir et si je peux être utile à sa sortie d’hôpital… quelques jours de repos je peux l’héberger afin de reprendre goût à la vie ..ma proposition est spontanée et faite avec mon coeur .j’ai une chambre à sa disposition. 1 assiette de plus au moins n’est pas un problème non plus .je reste à votre écoute.

  2. MFBouyssou

    Comment rester insensible à cette détresse? Hélas tellement fréquente!
    Quelle est le nom de cette sociéte qui laisse tous ces gens sur le bord de la route?
    Réelle inquiétude sur l’avenir !

  3. Annie PIETRI

    J’ai eu, comme mon ami Benji, et beaucoup d’autres sans doute, le coeur serré à la lecture ce cette chronique, qui, hélas, ne reflète qu’un cas de malheur parmi des milliers d’autres, mais qui nous touche plus que les autres, car il est proche de nous…Oui, la France est en pleine régression, la France qui, après avoir mis en place au XXème siècle un système de solidarité collective exemplaire, en revient, au XXIème siècle à un assistanat et à une entr’aide d’Ancien Régime.
    Ceci dit, si cette jeune femme qui est venue te voir en Mairie, accepte de recevoir une aide matérielle quelconque, tu sais que tu peux compter sur moi, et que je l’aiderai bien volontiers.

  4. Michel d'Auvergne

    Bonjour à Jean-Marie et à tous,
    Merci pour tes chroniques dont celle-ci nous rappelant que la détresse ne prend pas de vacances, qu’elle est de plus en plus présente et que l’on voudrait y apporter d’autre solution que la compassion ou l’assistanat, Annie expose en quelques mots la problèmatique: une société solidaire ayant basculé vers la mendicité étatisée.
    Mais ne t’inquiètes pas, Jean-Marie, la Sarkozie va t’offrir un stage afin de gerer et d’évacuer sereinement de telles situations !
    On ne peut que saluer la générosité empreinte de raison de tes posteurs.
    Michel.

  5. sylvie

    et si nous faisions un  » toit du coeur » un reseau de « parains /maraines » ayant chambres libres, canape-lit, bungalow, caravane…etc..un endroit ou l’on puisse acceuillir dans l’urgence ceux ou celles qui se retrouvent perdus, telle cette jeune femme.C’est une idéee que je lance sans même savoir si celà est possible ni comment?

  6. Christian Coulais

    Je lis avec retard les uns après les autres ces messages quotidiens, certains ont peu ou pas de commentaires. Et je me souviens d’une fois, où vous doutiez de la poursuite de votre blog devant si peu d’intérêt de la part des lecteurs suite à de rares commentaires !
    Et là comme nous pouvons le lire, dès qu’il s’agit de solidarité les messages fusent !
    Je sais qu’il existe sur la CDC des Portes de l’Entre Deux Mers au moins un logement d’urgence à Latresne et certainement d’autres dans notre Pays.
    Sinon nous avons tous du mobilier, du linge, un peu d’argent à offrir à cette personne ou à une autre. Faites-nous le savoir !

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