Chaque année davantage, la culture prend une importance particulière dans la vie estivale. Il suffit de constater l’impact des festivals en tous genres pour constater que c’est devenu un élément prépondérant de choix de destination pour celles et ceux qui refusent toujours plus nombreux de… bronzer idiots! Il y a dans cette optique deux attitudes possibles. La première consiste, sur la base de la notoriété médiatique, à tabler sur la venue des « fans » à un spectacle clés en mains. Cette recette marche fort sur la plupart des lieux de renom. Pas de découverte, surtout pas de surprise, mais un effet connu, des retrouvailles avec les stars qui illustrent se passion et une forme inconsciente de mimétisme avec l’opinion dominante ou des effets de mode.
La culture attend ses clients, elle les séduit, elle leur propose la sûreté d’un nom ou d’une prestation bien huilée. Il ne faut surtout pas que sur scène il y ait de l’incongru, du compliqué, de l’originalité, puisque la foule est venue pour retrouver ce qu’elle connait souvent par cœur. Les tournées dites d’été des « grands » jazzmen, des vedettes du show-bizz, des comiques, des œuvres célèbres, des énièmes adieux publics marchent encore, mais il faut bien reconnaitre qu’elles sont réservées, dès qu’elles sont payantes, à un public de connaisseurs ou de fans. Une seule inquiétude pour les organisateurs : avoir un retour sur investissement leur permettant de couvrir les frais. Pour le reste, ils savent que le résultat est garanti, puisque, quoi qu’il advienne, le public sera indulgent.
La seconde méthode devient beaucoup plus problématique. Elle repose sur le fait que rien ne doit être établi en matière de culture et qu’il faut proposer même le plus anormal, afin que les gens se fassent une opinion confirmant ce qu’ils aiment, mais en découvrant peut-être ce qu’ils n’aiment pas. La culture descend alors dans la rue, sur les espaces ouverts, s’offre au jugement de spectatrices et de spectateurs à convaincre. Depuis maintenant 19 ans, Festarts à Libourne a résolument opté pour cette vision peu rassurante, dérangeante et même angoissante de la programmation estivale. Il ne s’agit plus d’assurer, mais de provoquer. Il ne faut plus parler de profit, mais de gratuité. Il n’est plus question d’offrir, mais de proposer. Les festivals de rue restent les creusets de la création. Rien n’est plus dur que de captiver le passant qui passe ou de tenir en haleine des personnes assises dans des gradins pour voir, écouter, mais surtout pas penser.
Hier soir, dans la cour morte du Lycée libournais Max Linder, pour l’ouverture de cette scène ouverte sur le plaisir de surprendre, j’ai assisté à une splendide fable philosophique sans paroles, dont la portée politique aurait convenu à tous les prolétaires de la terre. Une ode à l’humanisme, un spectacle hors normes mêlant technologie, mime, musique, une synthèse attrayante de l’évolution sociale ayant traversé tous les siècles… Splendide, imaginatif, intelligent et surtout millimétré comme le sont rarement les productions de ce type, jouant sur l’effet de surprise plus que sur le contenu.
« Tuig Schraapzucht » présente une machine morte, extrêmement compliquée, faite dès le départ, avec des bouts de ficelle et des sortes de chrysalides blanches pendues à un pont de navire à aube, vide. Sensation bizarre que cette machinerie dont on va lentement, au ralenti et sans aucun temps mort, découvrir le sens. En fait, ce n’est qu’un vaste système technique permettant d’illustrer la marche de ce monde, où toute réussite se mesure en avantages matériels. Un complexe sophistiqué, dont on se demande quelle en sera l’utilité. Bien évidemment, un homme ordinaire, moyen , à l’allure et au comportement de n’importe quel citoyen « moyen », va se laisser prendre au piège de sa curiosité. Découverte d’un cadavre qu’il s’empresse d’évacuer pour… vite se trouver seul dans cet espace, qui va libérer 3 femmes anonymes, sorte d’ombres blanches qui vont actionner la grande roue du bonheur matériel.
Lentement, centimètre par centimètre, elles vont construire par le fruit d’un travail répétitif, silencieux, exigeant un univers confortable à celui dont elles sont devenues les « esclaves productivistes ». La roue de la fortune sourit à l’audacieux qui, émerveillé, voit sortir du néant tous les repères du confort. Le travail des femmes construit alors un abri à l’homme et donne naissance à un intérieur privé inespéré, puisque gratuit, sans effort et surtout conforme aux poncifs de la réussite sociale : feu dans la cheminée, livres sur des étagères, bibelots, eau courante, vue sur le monde extérieur…
Cette progression constante liée au travail des femmes ravit, sur un fond musical exaltant, le découvreur de cet univers de cordes et de sacs de sable. Le symbole absolu de la réussite sociale par les apparences matérielles. Pas certain que dans l’assistance tout le monde des consommateurs ait parfaitement saisi cette approche théâtralisée du concept moderne « maison, gazon, télévision ». En fait, il ne manquait que cette dernière dans la maison émergente de de ce bonheur factice puisque fragile. Une roue qui se met à tourner à l’envers, car les « esclaves » qui la meuvent s’étonnent de voir qu’ils ne tirent aucun bénéfice de leur travail et qu’en fait ils n’ont œuvré que pour qu’un inconnu en profite. L’univers cossu s’effondre aussi lentement qu’il s’était créé, au désespoir de l’occupant éphémère des lieux. Bien évidemment, il va tout tenter pour retenir ces apparences de la réussite. En vain. D’autant qu’un conflit avec les tourneuses de la grande roue de la fortune génèrera une crise via une accélération des événements, et toute la belle machine, en s’emballant, détruira les réalisations antérieures.
L’homme, en s’accrochant désespérément à ces biens mal acquis, finira empêtré dans la toile d’araignée des systèmes ayant fait sa fortune, pour mourir pendu. La machine infernale à produire du bonheur factice va s’arrêter, aussi lentement qu’elle était partie. Les chrysalides reprendront leur forme. La nuit tombe, en attendant qu’un autre ambitieux passe par là, évacue le cadavre encore chaud du précédent, et se fasse prendre au piège de cette vie mécanique !
Superbe spectacle qui déconcerte, qui interpelle, qui intrigue, qui dérange… On est loin, très loin, grâce à cette forme de culture que jamais une seule télévision ne procurera, des poncifs habituels. Plus de 600 personnes invitées ont assisté à cette « performance » apparemment faite de bouts de ficelles, dans la cour d’un lycée fantomatique, usine à éduquer,… étranglé par les restrictions budgétaires, vide des milliers d’élèves auxquels on explique que le savoir, seul, conduit à la réussite matérielle, mort en cette soirée d’été pluvieuse comme si, dans le fond, ce n’était que l’enterrement d’une certaine idée de nos rêves, vision de bonheur matériel.
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