Instantanés d'été (10) : pas que des va-nu-pieds !

L’été, le corps a des exigences qu’il met en sourdine le reste de l’année. Il exulte, comme disait Jacques Brel dans les vieux amants et il a une furieuse envie de se montrer, comme pour prendre des provisions pour les jours où il est emprisonné dans les convenances. La société moderne autorise désormais une liberté beaucoup plus grande quand, durant des siècles, avec une hypocrisie inspirée par la religion des Tartuffe, elle a été brimée, corsetée et surtout condamnée. « Cachez ce sein que je ne saurais voir ! » Reste cependant une exhortation encore d’actualité, puisque l’hypocrisie plane encore sur les rapports sociaux. La seule partie du corps qui ait été toujours au centre des préoccupations estivales ne pose aucun problème aux censeurs puisqu’il s’agit du… pied. Il a pris une importance croissante dans un contexte parfois très différent. L’été est réellement la période où l’on prend son pied au sérieux, car il est l’acteur principal de la réussite des vacances. C’est de lui et de lui seul que dépend le véritable bonheur de l’été. Qui n’a pas ressenti un plaisir particulier en libérant ses orteils au soleil, en leur offrant un grand bol d’air pur, en les agitant ou en les rangeant en éventail, en leur offrant un contact direct avec toutes les surfaces ? Un carrelage frais, un plancher ciré, une plage de sable fin, l’eau d’un ruisseau ou d’un torrent, l’herbe fraîche du matin… procurent des sensations oubliées, dans ce monde où tout doit être protégé. Marcher pieds nus devient un luxe réel, que l’on s’offre avec d’autant plus de plaisir que le reste du temps il est inaccessible. Les enfants adorent patauger, sentir, ressentir, apprivoiser ce qui devient un retour minuscule à l’état naturel. Le fantasme de Paul et Virginie sommeille en chacun d’entre nous. Devenir un va-nu-pied conserve toujours une dimension révolutionnaire. Surtout dans la tête de ceux qui ont été, comme moi, astreints à porter ces « cages » en matière plastique transparente durant l’été. Elles laissaient des traces rouges quand elles étaient trop serrées, comme les fers devaient en laisser aux prisonniers. Il faut avouer que l’élégance de la chaussure n’était pas le plus bel atout de ces produits, destinés à éviter les accidents sur des coquillages ou des rochers coupants lorsque l’on avait la chance de fréquenter la mer.
La tongue, summum de la liberté des nantis, alors qu’elle n’est que le service minimum que doivent certains peuples à la protection au travail de leur voûte plantaire, a supplanté ces « Knep » inesthétiques comme un symbole de la libéralisation. L’été, il faut que le pied soit heureux. Certaines lui offrent même ses heures de gloire, en distinguant les ongles avec des couleurs plus ou moins extravagantes. Bien que ce soit passé de mode, le rouge méticuleusement passé sur ces surfaces préparées ressemble à une forme de réhabilitation de ce que l’on cache parfois par pudeur ou par obligation. C’est par le pied que la femme a débuté sa libération, et l’été lui a offert cette ouverture vers un autre statut puisque, durant le siècle écoulé, les bains de mer ont débuté par des trempettes frileuses considérées comme des « bains de pied » vivifiantes.
Il arrive que l’été soit aussi d’un tout autre acabit pour cette partie fondamentale du corps. C’est, en effet, l’opposé de cette vision esthétique, puisque les pieds contraints et enfermés vont bénéficier de tous les soins possibles. On les place dans des chaussettes de laine grossière et dans des chaussures robustes afin que, justement, ils n’aient aucune liberté. Cette privation d’espace va en revanche leur valoir une attention exceptionnelle de la part de celle ou celui qu’ils portent. Ils seront massés, enduits de crème lénifiante, surveillés dans la moindre rougeur chaque soir. Ces pieds là sont les clés de la réussite de ces défis que les vacanciers aiment de plus en plus relever durant l’été. En fait, la crainte principale de celle ou celui qui se penche sur ses orteils meurtris, réside dans un mot lumineux mais douloureux : ampoules ! Le marcheur qui espère soigner son esprit en le vidant de tous les miasmes accumulés durant des mois sur des sentiers malaisés, étroits ou pentus, vit dans la crainte. Dans le fond, hier en discutant avec les pèlerins d’Europa Compostella arrivant en Gironde avec leur bourdon européen, on s’aperçoit que se préoccuper de ses pieds dans un refuge, un soir, rend humble le plus formidable intellectuel. Prendre son pied en été sur un G.R., ou sur la voie de Vèzelay des chemins conduisant à saint Jacques de Compostelle, revêt alors une importance particulière dans l’accession au bonheur.
Posséder des pieds qui vous permettent d’atteindre, chaque soir, un objectif kilométrique, constitue un atout précieux. Ne pas avoir à soigner une ampoule belliqueuse procure une satisfaction intérieure jouissive, surtout quand on voit les voisines ou les voisins se débattre avec des pansements spécialisés et des mercurochromes sophistiqués. Imaginez un peu le soulagement qu’éprouvent ces marcheurs estivaux quand, le lendemain matin au réveil, il faut à nouveau entrer dans ses chaussettes malodorantes et ses godillots, désormais adaptés aux pieds qui les portent. Il n’y a rien de pire en été pour ces randonneurs impénitents, sachant qu’ils vont obligatoirement douter de la résistance de leur voûte plantaire, que de partir avec la peur de ne pas avoir le courage d’arriver.
L’un des pèlerins que j’ai rencontré sur la pont Montaigne, à Sainte Foy la Grande, avouait modestement 14 voyages pédestres de toutes les villes références françaises, sur tous les tracés historiques vers Saint Jacques. Des milliers de kilomètres, face à ses pieds. « Vous savez on prend vite l’habitude des douleurs et on apprend aussi à se connaître, car les pièges constituent le baromètre de votre moral. Pour moi, ce ne sont pas eux qu’il faut craindre en partant pour l’aventure d’un pèlerinage. Le pire ennemi, celui que vous haïssez vite, c’est votre sac à dos, car il est toujours trop lourd ! » me confiait cet homme avare de paroles, et habitué à marcher dans sa tête. En effet, le paradoxe c’est que les bleus que l’on peut avoir à l’âme se soignent en été par… les pieds. Surveillez les vôtres car, un jour ou l’autre, si vous les oubliez, ils se rappellerons à votre bon souvenir, qu’ils soient logés dans du croco, de la toile ou de la matière synthétique.

Cette publication a un commentaire

  1. Olivier

    Hello,
    Cela m’inspire deux petites remarques :

    « Marcher pieds nus devient un luxe réel, que l’on s’offre avec d’autant plus de plaisir que le reste du temps il est inaccessible. »
    => Pourquoi inaccessible ? A part quand il gèle, un geste très simple suffit à y remédier : enlever ses chaussures, dedans ou dehors… plaisir garanti ! 😉

    « Le marcheur qui espère soigner son esprit en le vidant de tous les miasmes accumulés durant des mois sur des sentiers malaisés, étroits ou pentus, vit dans la crainte. »
    => Il n’a qu’à marcher pieds nus ! Très possible sur la plupart des sols naturels (non « aménagés » par l’homme) et source de plaisir et d’enchantement…

    Signé un va-nu-pieds 😉

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