La nuit était envahie par les sonorités exubérantes d’une banda qui galvanisait les passants munis du nécessaire pour le plus gigantesque « vinopéritf » organisé sur la rive gauche d’une Garonne indifférente à cette animation. Elle se contentait de déformer les lumières d’une ville envahie par des fourmis « buvantes » que l’été avait enfin fait sortir du sous-sol gris de leur quotidien. Toutes déambulaient de manière rectiligne dans un sens et dans l’autre sur ce quai qui avait oublié les traces de ses activités portuaires plus ou moins honteuses. Les lieux se sont redonnés une virginité, avec fleurs, végétaux, miroir d’eau, lampions tamisés, revêtement élégants des sols. Seuls des tonneaux neufs vides, stockés en un impeccable alignement peuvent évoquer ce temps où les échanges empruntaient ce fleuve qui n’a plus désormais d’autre utilité que celle de servir de décor à la fête du vin. Bordeaux aime s’encanailler, se plait à se laisser envahir par la foule, comme si, depuis des années, elle avait nourri un complexe vis à vis de ses sœurs d’Aquitaine, capables de meubler leur nuits étoilées avec des rendez-vous festifs. Bayonne, Dax, Mont de Marsan défient sans cesse le bel ordonnancement secret de leur « capitale » refermée sur les chais frais du quartier des Chartrons. Le vin caché, réservé à cette élite du profit triomphant, a enfin compris qu’il devait descendre dans la rue pour éviter que ses étiquettes ne deviennent des enjeux plus financiers que gustatifs.
In vino veritas certes, mais, en respirant de manière libre l’air de cette fête, on sent bien que la vérité n’est pas dans ce monde des extrêmes. Les grands crus condescendants acceptent que leur opulence serve, durant quelques jours, au prolétariat de la viticulture.
Les repas de gala dans lesquels il est bon d’être vu, et même remarqué, se tiennent dans des espaces différents de celui des tables bancales, malmenées par l’usage, où l’entrecôte amaigrie par les contraintes des prix de crise et les frites ayant oublié de dorer, sert de repère. La fracture se dissimule, mais elle revient inévitablement quand on se présente à un stand d’une appellation. La diversité des offres témoigne parfois de la diversité de situations. Tout le monde, derrière les comptoirs, n’a pas l’esprit à la fête, car la situation se précarise outrancièrement. La vie de château n’existe que pour celles et ceux qui souvent n’ont pas besoin de leur production pour vivre. Pour les autres, il faut des heures et des heures d’espoir avant de récolter les fruits de ce qui est une passion. Le vin ne peut pas être autre chose que le produit d’une foi dans l’avenir. Or, celui-ci devient de plus en plus sombre. Les lois du marché ont fait perdre sa valeur réelle à ce qui n’est en fait que le cadeau du savoir-faire d’une femme ou d’un homme, proposé à celles et ceux qui osent la découverte. L’empilement des dégustations dans cette foule mouvante ne sert guère la cause du vin. Il faut en effet être disponible, ouvert, serein, dans un contexte très différent, pour apprécier pleinement le talent d’un viticulteur. L’oppression ne libère que les acrimonies ou les frustrations. Le plaisir ne se savoure que dans le silence et la sérénité. Là, de haltes en haltes, il s’agit de boire mais pas de déguster. Il s’agit d’un parcours du combattant, pas nécessairement une promenade du meilleur goût. Il s’agit d’une frénésie collective jugée populaire, quand il faudrait une continuité dans l’appropriation de ces productions, ayant un rapport avec toutes les formes du temps.
La nécessaire complicité entre le créateur et le consommateur n’existe pas, puisque l’espace n’est qu’un vaste supermarché, qui offre comme seul avantage de mettre les têtes de gondole au même niveau que les rayons d’excellence. Il ne peut être question de passion partagée, mais de consommation modérée.
Bordeaux demeure Bordeaux. La ville peut être arrogante, hautaine, cinglante, comme ces vins qui vivent essentiellement sur la notoriété et ne deviennent que rarement des objets de désir, mais malheureusement le reflet de comportements arrogants, hautains, cinglants. On ne les déguste que pour exister. Leurs prix injustifiés servent à conforter l’image de fortunes rapides, soucieuses de se faire décerner un brevet de parfait connaisseur des bienfaits de la terre. Ce Bordeaux des privilèges a fini par conforter une vision luxueuse de ce qui n’a toujours été qu’un breuvage populaire, même le plus populaire de tous, durant des siècles. Il le redevient le temps de trois nuits, pour les gens qui souhaitent simplement se poser quelque part avec un verre et partager une bouteille autour de valeurs communes. Le contenu n’a pas la même saveur.
Attablés, les langues libérées par la fraîcheur d’un clairet, les convives oublient très vite la foule. La simplicité habille mieux que tout un verre couvert de cette buée du choc thermique. Les étoiles du ciel brillent avec un éclat différent quand l’amitié accompagne le partage. La fête intimiste me convient davantage. Elle correspond davantage au Bordeaux de toutes les couleurs, à celui qui souffre en ce moment, celui qui n’arrive pas à persuader le monde de ses qualités, quand elles ne sont pas accompagnées d’un tarif élevé. C’est à lui que j’ai pensé durant ces heures passées sur les quais de Garonne. C’est à ces cultivateurs, qui ont cru que la fortune passait par leur chai. Ils ont considérablement amélioré la qualité de leur offre, mais ils ne savent toujours pas en faire partager les résultats. La fête aura été chaude. La fête aura été réussie, sans que l’on sache véritablement si c’est le vin qui a attiré la foule, ou si, plus prosaïquement, ce n’est pas un besoin impérieux pour les gens de se rassurer en se retrouvant collectivement pour partager une soirée d’été. In vino veritas. Pas sûr… du tout !
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bravo pour ce texte à la fois magnifiquement écrit et tellement vrai…Et encore vous n’avez pas eu le « spectacle » qui finit de vous donner raison !Bien à vous