Lorsque l’on dit à Sadirac que l’on a la terre du village collée aux semelles de ses chaussures, ce n’est pas une métaphore, mais une bien belle réalité. Cette glaise grasse, bleue, riche, dont pas un seul cultivateur ne supporterait la présence, poursuit une interminable gestation dans le sous-sol de cette commune de l’Entre Deux Mers girondin où je suis né. Elle reste une terre nourricière ayant permis au cours du dernier millénaire à des milliers d’ouvriers de vivre de leur savoir faire. Modelée, caressée, étreinte, métamorphosée, cette matière première lourde, attachée à tout ce qu’elle touche, devient exceptionnelle sous les mains du potier qui lui fait tourner la tête. J’ai, dans mon jeune âge, travaillé dans l’une de ces antres obscures, fraîches, où s’opère la métamorphose religieuse originelle, celle qui aurait permis à dieu de rendre vivant un être venu du sol. Le spectacle était fascinant, tellement il était subtil. Dédé Duverneuil a porté durant des décennies ce tour de main exceptionnel des inventeurs de formes.
Un régal, un pur bonheur que celui de voir naitre, à partir d’un bloc grisâtre, dénué de tout intérêt, un objet inutile ayant une âme. Le pied gauche qui actionne ce tour des miracles, des mains jointes, amoureuses de la vraie vie, celle qui repose sur une création originale liée à son humeur, à sa sérénité ou à son inspiration. Il était capable de tout. La terre lui obéissait au doigt et à l’oeil, elle ne résistait pas à ses volontés, elle s’inclinait devant son audace. Il lui donnait une existence, constituant une revanche sur le mépris qu’avaient les hommes pour son gisement. En confiant ensuite à l’air du pays le soin d’inscrire une première fois dans le temps ce produit de son adresse, le potier ou le céramiste accomplit un acte de foi. La chaleur sera en effet la véritable actrice de l’avenir. En entrant dans un four plus ou moins sophistiqué, les œuvres prendront leur forme éternelle si la maladresse des hommes d’ici bas ne l’altère pas avant que le temps fasse son effet.
Méticuleusement, avec le souci de ne pas restreindre les courants d’air, avec le fruit de l’expérience, l’accoucheur empilait ses enfants pour les confier à la flamme. C’est l’incertitude des destins individuels, car nul ne sait combien d’entre eux seront morts-nés et combien auront devant eux la longue vie que l’on espère, pour ceux qui entrent dans le monde. L’enfer leur sert de creuset. Tout se passe dans la souffrance. L’acte d’amour attentif du début, les prémices, sont remplacés par un monde de douleur. Dévoreur de bois en tous genres, le foyer martyrise son père nourricier et les poteries nues ou enduites pour la métamorphose. Il faut absolument savoir jusqu’où il faut aller pour que la « cuite » soit supportable… et qu’elle donne le plaisir indispensable à son futur acquéreur.
Parfois, des heures et des heures passées à veiller sur cette antre infernale. Pas question qu’elle faiblisse. Impossible qu’elle s’enflamme. Chaque four a ses secrets, à ses mystères, à ses caprices, à ses enthousiasmes. Le jeu excitant de l’amour et du hasard débute. Il peut durer, mais de manière minutée, car la mort lente de l’âtre se programme avec précision. La confiance absolue que le créateur met dans son savoir-faire ne constitue absolument pas une référence de résultat.
La découverte, moment exceptionnel, permet seulement de vérifier que l’on a échappé partiellement ou totalement à un échec. Rien n’est jamais parfait. C’est ce qui fait le charme de la céramique. Toute impatience à s’approprier ce que l’on croit être son bien tourne au cauchemar. Il faut savoir donner du temps au temps, accepter que le destin d’une création échappe à son géniteur. Il ne possède que des droits reposant sur son expérience, et sans aucune certitude sur la texture externe de son œuvre, sur le mélange des teintes, la pureté d’un trait ou la finesse d’un assemblage. En exposant ensuite au regard du public ce dont on est forcément fier, on s’expose à la sanction de l’indifférence.
A Sadirac, chaque année, une quarantaine d’artistes viennent se soumettre au verdict des badauds. Ils espèrent toutes et tous un coup de foudre dans un regard. Il ne peut y avoir pour eux qu’un acte passionnel entre leurs objets et celle ou celui qui souhaite le ramener dans son environnement. Cette exposition aux critiques silencieuses des autres, devient parfois douloureuse si elle débouche sur le doute. L’extraordinaire diversité des étals plonge le visiteur dans un univers magique. Toute l’humanité s’expose : couleurs différentes, tailles différentes, allures différentes, utilités différentes, avenirs différents, valeurs différentes ! Tout est déraisonnable dans ce rapport entre un objet inanimé ayant forcément une âme, celle donnée par son créateur, et un chercheur des bonheurs provoqués par l’amour du beau ! Cette fête ne m’a jamais paru aussi luxuriante, aussi éclatante, aussi resplendissante sous ce ciel mêlant les nuages sombres et les rayons précis d’un soleil hésitant. Les émaux brillent, les couleurs explosent, les ombres donnent un double à chaque réalisation. Toutes issues du même matériau, elles sont toutes uniques par la magie du feu ou grâce à l’inspiration quotidienne des artistes. Rugueuses ou polies, ventrues ou élancées, sobres ou chargées, affinées ou volontairement grossières, utilitaires ou décoratives, robustes ou fragiles, plates ou galbées, ostentatoires ou modestes, les céramiques, les grès, les poteries transcendent les cultures pour devenir les symboles de l’intelligence créative. On ne peut que se sentir humble en parcourant les allées de ce vaste marché de l’art. On y passe et on y repasse sans se décider à aimer un étal plutôt que l’autre, car tous ont leur charme.
Avec la sculpture, ce modelage de la terre et son habillage luxueux reste l’art le plus proche de la nature. L’eau, la terre et le feu sont réunis par un être humain pour créer. Seule l’intelligence des mains permet ce miracle qui relève de l’alchimie intime de la création… un acte totalement déconnecté de ce culte du profit qui ronge les esprits.
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Et cette année encore se fut un très beau cru ! Mais toujours cette frustration de ne pouvoir repartir avec des pièces originales des 5 à 10 stands préférés sur les 40 « potiers » et artistes de leur temps, présents. Bravo à toute l’équipe fédératrice de cette manifestation haute en couleurs telle la photo qui illustre cette page.