« Il faut cultiver notre jardin ». Cette célèbrissime conclusion d’une éprouvante tranche de la vie de Candide répond à une analyse de Pangloss, qui reposait sur le refrain résolument optimiste de ce dernier sur « le meilleur des mondes possibles ». En fait, il faut la re-situer dans le contexte général d’une œuvre qui ne me quitte jamais, tellement elle est adaptée à notre époque. Tout est dans Candide : l’imbécilité de la guerre, la vanité des gens de pouvoir, l’hypocrisie religieuse, la fragilité de l’amour, la dureté de la lutte des classes… D’ailleurs, on peut presque mettre un nom actuel sur tous les personnages, et adapter chaque aventure de ce pauvre naïf dans un monde impitoyable, à une situation présente ou récente.
Pangloss disait quelquefois à Candide : “Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. » Une manière comme une autre de rappeler que le bonheur vécu n’est souvent que l’autre face des malheurs partagés.
« Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. » Combien de lycéennes et de lycéens se sont escrimés à découvrir ce que Voltaire avait voulu définir derrière cette ultime réflexion de Candide… Dans le fond, tout le monde y met ce que bon lui semble : une critique bien sentie de la philosophie, une allusion à l’absurdité de la croyance dans un Paradis ou un Eden éloignés de la terre, un encouragement à l ‘individualisme, une incitation à préférer le concret à l’ésotérique. Y-a-t-il une vérité?
Je l’ai peut-être rencontrée ce matin, en allant découvrir les « jardins extraordinaires » dans le charmant village du Clairet à Quinsac ! Une itinérance voltairienne, dans des univers clos qui accueillaient exceptionnellement la vie… et des pèlerins de l’art, puisque chaque lieu était habité par un créateur. En fait, j’ai seulement retenu que les plus beaux espaces sont ceux qui sont les moins cultivés, quoi qu’en pense Candide. Tout l’art consiste, en effet, à faire rêver d’un lieu, dans lequel l’imagination de la nature aurait le pouvoir, alors que tout a été fait pour la guider vers un objectif créateur. Chaque jardin reflète une conception de la vie. Inutile de se poser de question sur les opinions de celui qui l’agence, qui le gère ou qui le compose, elles transparaissent dans les choix effectués. Les pelouses « skinhead » ou les arbustes « punk » ne portent pas les mêmes valeurs. Les fleurs ostentatoires ou les modestes violettes blotties dans le creux d’une pierre portent des idéaux différents. Les allées rectilignes de gravier blanc, ou celles chaloupées, qui serpentent dans des pelouses vivantes, dénotent des esprits opposés. Il ne s’agit pas seulement de « cultiver » son jardin, mais de faire des choix correspondant à ce que l’on veut faire de son jardin.
Le passionné se moque pas mal du regard des autres sur ce qui lui paraît le plus important : le secret ! Il en fait un refuge pour les plantes, pour les oiseaux, pour lui et ses proches. Il le transforme en nid ou en atoll dans un environnement hostile. J’aime, dans ce registre, ces « jardins de curé », reflets de la diversité profonde des rapports entre l’homme et les plantes. Ils deviennent rares, alors que dans les villes bastides comme Créon, ils occupaient des espaces splendides par justement le savoir-faire de celles et ceux qui les entouraient de tous leurs soins.
La première caractéristique de ces bijoux de tendresse est de mélanger les fleurs et les légumes, et une grande variété de plantes simples, traditionnelles, non sophistiquées, dont des plantes condimentaires que l’on retrouve dans les petits plats de la maîtresse de maison. Le plan en carrés, plus ou moins rigoureux, est adouci par le mélange des plantes vivaces et annuelles. On n’y trouve pas de ces pelouses inutiles, sauf parfois en guise d’allées, délimitées par des bordures végétales. En fait, c’est la synthèse parfaite de l’utile et de l’agréable ! Les retraités les « cultivent » avec amour, avec un sens particulier de la solidarité, et avec une application de bons élèves de la nature. A Quinsac, ce matin, il était absent comme une preuve d’une mutation de la « culture jardin », comme si les apparences avaient pris le pas sur la passion sincère. Il est en effet impossible de se proclamer jardinier si la passion n’est pas présente. Les plantes le sentent. J’en suis certain. Elles perçoivent l’amour qu’on leur porte et les attentions qu’on leur apporte. Candide se serait senti bien dans ces lieux de mixité sociale, de partage de l’espace, de modestie des choix.
Il aurait beaucoup moins aimé ces vastes mondes, où la société des arbres, des arbustes ou des fleurs se décline en termes de prééminence des uns sur les autres. Le promeneur, solitaire ou accompagné, a du mal à ne pas percevoir une hiérarchie, destinée à mettre en valeur les uns et les autres. Ce sont pour moi des « jardins de cour », avec ce que parfois on appelle les espèces « nobles », et celles que l’on présente comme les « faire-valoir ». Le jardinier cherche à séduire, mais pas à convaincre. Le regard extérieur reste l’élément clé. L’homme ne cultive plus alors « son » jardin, mais celui qu’il destine aux autres. C’est d’une grande actualité et il faut bien dire que la société médiatique encourage cette dimension spectaculaire de ce qui relève de l’intime. Plus question d’amour, de patience et de tendresse, puisque c’est uniquement le besoin de donner une image de ce que l’on sait faire qui prédomine. Cette « culture du jardin » devient lentement celle de l’opinion dominante. Elle transparait en permanence dans les pensées de Voltaire qui haïssait les apparences dissimulées sous les oripeaux d’une philosophie.
Les jardins de ce matin avaient tous leurs spécificités. Ceux des Châteaux allaient du genre « m’as-tu vu » à le « nudité » absolue. L’art provocateur ou sage apportait souvent une touche saugrenue, dans un contexte classique ou désordonné. Les fleurs des champs étaient tout aussi belles, le long des chemins de la balade, elles tentaient d’atteindre le soleil du printemps. Heureuses, libres, élégantes, elles se montraient avec une pointe d’insolence dans les rangs des vignes encore dénudées, histoire de démontrer que la meilleure manière de cultiver le « jardin de nos vies » c’est d’être nous-mêmes.
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Et bien monsieur, au-delà de la prose poétique fort réussie, et de la démonstration voltairienne dont l’initiateur lui-même serait, j’en suis certain, heureux, j’entrevois l’espoir qui vous anime. Celui que je partage avec vous, et d’autres surement, de trouver un sens à ma vie plutôt qu’un but… La liberté sauvage des fleurs des champs, leur obstination et leur courage sont certes un modèle à suivre. Mais, pour notre défense, ces fleurs n’ont pas à souffrir comme nous de la puissance des médias ! Etre soi-même demande, il me semble, une bonne dose non plus peut-être d’humanité puisque nous nous égarons sans cesse, mais d’animalité ! Une forme d’écologie mentale !
« Quel régal, votre chronique ! Dans le petit village du Pays Cathare où je vivais, chacun avait son jardin. Même s’il n’y avait que des légumes, on disait : je vais au jardin … Et si sous les pieds de tomates fleurissaient les oeillets d’Inde réputés éloigner les insectes prédateurs, jamais n’étaient oubliés les grands bouquets de reine-marguerites, les arums, les iris multicolores et délicats. Tout ça , le long des poireaux, des blettes et des haricots verts. Merveille parmi les merveilles, c’est là que j’ai pu voir les derniers bleuets qui ont déserté les champs de blés, dont les pesticides ne supportent plus que les coquelicots. Et chaque fois que je descendais à Quillan faire mon marché, je m’émerveillais, en passant à Belvianes-Cavirac, à la sortie des Gorges de l’Aude, des jardins ouvriers où je pouvais suivre, au fil des saisons, l’évolution des légumes. Dos penchés à l’oubli du lumbago, pour repiquer le poireau, désherber la carotte, butter la patate et soigner les rosiers. Un enchantement. Sans oublier de m’apprendre la vie, mon père m’a légué son amour des plantes et des fleurs. Je n’aurai jamais fini de l’en remercier. Bonne soirée, Monsieur Darmian »