LA LUTTE DES CASTES

Sat, 17 Sep 2005 00:00:00 +0000

La notion de trahison a toujours parcouru l'Histoire. La grande comme la petite, celle de la vie ordinaire comme celle des plus hautes sphères de l'état. Combien d'empereurs, combien de rois, combien de chefs, combien de responsables, combien de couples sont passés de vie à trépas à la suite d'un manquement à la fidélité de l'un de leurs proches. La trahison est polymorphe. Aucune facette ne ressemble à une autre, c'est d'ailleurs souvent le secret de la réussite de tous les complots : surprendre par la promptitude de la démarche, par son caractère inattendu. On sait donc que la plus douloureuse se déroule au sein des groupes homogènes, ayant les mêmes règles d'analyse et de vie. Les trahisons les plus mal vues sont même celles qui se déroulent dans une classe sociale ou un métier.

Un juge dénonçant les pratiques de ses pairs sera vite mis au ban de la profession. Un policier n'a pas intérêt à se lâcher sur les bavures de ses copains, car il risque d'être placé en garde à vue syndicale. Un enseignant qui mettrait en évidence les carences de ses collègues ne franchirait plus la porte de la salle des profs. Un socialiste qui reconnaîtrait qu'un UMP peut avoir raison, serait montré du doigt. Un élu de droite qui soutiendrait un communiste se verrait illico marqué à l'encre? rouge. Un coureur cycliste professionnel aurait du mal à survivre s'il livrait la liste des piqués à l'EPO. Qu'adviendrait-il d'un médecin s'épanchant sur les dérives de sa profession, ou d'un journaliste dévoilant les arcanes des médias ?

Toute position réfractaire, même authentique, ne trouve jamais grâce aux yeux des tenants de la vertu collective. Pas question dans une société de la bienséance d'admettre que la sincérité puisse l'emporter sur les considérations de caste. Car la vérité n'a jamais fait bon ménage avec la vie des clans. Elle les perturbe, les recroqueville, les asthénie, les démoralise. Mieux, elle les met en rage et malheur à celui par lequel la différence arrive ! La sanction est d'autant plus terrible que son appartenance au groupe était réputée moralement inaltérable. On admet les attaques du camp adverse. On excuse les éternels contestataires, mais on déteste les défections surprise dans son propre camp.

REGLE ESSENTIELLE DE LA VIE POLITIQUE

Cet esprit de caste constitue pourtant, désormais, la règle essentielle de la vie politique française. Il est parfois présenté comme le nécessaire principe d'un réseau, mot clé du paysage social. Il est dramatique de ne pas l'entretenir dans un réseau, à un clan ou à une caste. Contrairement à l'Inde, où elle est ancrée depuis des siècles dans le peuple, chez nous, la caste ne prospère que dans la France d'en haut. Elle s'appuie sur un sentiment profond donné par une formation spécifique, une réussite jugée exceptionnelle, une méthode de pensée très précise, une appartenance à une élite.

L'exemple typique de cette évolution se situe au sein du Parti socialiste. Les pauvres militants ne deviennent, à l'approche de leur Congrès, que les arbitres d'une fracture de caste. La rupture potentielle n'a jamais été idéologique puisqu'elle est née de ce que les leaders actuels considèrent comme une trahison. On attend l'exécution du coupable.

Jusqu'à présent, après la disparition de Tonton Cristobal Mitterrand, ayant apporté sa fortune idéologique gagnée dans des marchés politiques plus ou moins obscurs, ses héritiers émus avaient en effet la sensation rassurante d'être issus du même moule, celui de la fameuse E.N.A. Ils formaient, malgré leurs divergences de circonstances, cette caste de l'énarchie gouvernante, se partageant les rênes du pouvoir socialiste au gré des alternances décidées par le Peuple. Pour eux, rien d'étonnant à cette situation, ils ne faisaient que recevoir collectivement et légitimement, les dividendes de leur réussite universitaire. Avec ou sans légitimation d'un  » concours  » électoral ils exploitaient le privilège d'être reconnus aptes d'office à décider du sort des autres. Ils s'entendaient entre eux. Ils savaient se faufiler dans les allées du pouvoir. Ils passaient allègrement de l'écriture de motions bien ficelées à la répartition des rôles. Les rivaux identifiés ne posaient guère de problèmes.

François Hollande, Ségolène Royal, Lionel Jospin, Michel Rocard?et Laurent Fabius se sont succédé, au fil des ans, sur les bancs de la fabrique de cadres de la nation. Ils y ont tous emmagasiné un goût prononcé pour la gestion, mot suprême de tout énarque qui se respecte, mot qui permet de faire avaler les couleuvres. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles pour énarques triomphants, jusqu'à ce fichu référendum sur le traité constitutionnel européen. Le groupe de conseillers, eux aussi, au minimum passés par l’ Institut d'Etudes Politiques de Paris, était sûr de son coup. La solidarité de caste conduirait à une franche victoire du oui. Les électrices et les électeurs accepteraient de suivre la consigne de ceux qui savent et qui, vous pouvez les croire, avaient analysé tous les articles du traité. Jusqu'au jour où Laurent Fabius, après une longue réflexion, a effectué le choix inverse. Affolement, incompréhension et drame dans le clan.

Le ch?ur des vierges effarouchées par cette démarche atypique a alors lancé la machine à exécuter le traître, et le fiel s'est répandu. Soyez en sûrs, on ne lui pardonnera jamais ce  » passage à l'ennemi de caste « . Comment un homme de l'énarchie, probablement le plus représentatif, le plus porteur de l'image de gestionnaire, le plus autorisé pour dispenser la bonne parole, pouvait-il tourner le dos à la solidarité philosophique de ce groupe dominant ? Un homme du sérail, qui remet résolument la barre à gauche, qui tente de renouer avec la stratégie de Mitterrand pourtant louée en d'autres temps, ne pouvait que devenir immédiatement l'ennemi public numéro 1. Chacun s'accorda illico à brocarder une  » incompatibilité de classe « , une  » incongruité politique « , une  » anomalie génétique « , une  » man?uvre perverse « , une  » ringardise irrécupérable « . Eux si sincères, si peu intéressés par leur avenir présidentiel, si peu enclins à faire le contraire de ce qu'ils ont écrit, n'admettront sous aucun prétexte que Fabius fasse ce qu'ils ne veulent pas faire. On renoue donc avec la lutte de caste !

Ricanements, phrases assassines, déluge de révélations des bien pensants du Nouvel Obs, doutes instillés sur la démarche, méfiance répandue sur une posture contre nature, alliances chèrement payées : le « social traître  » se retrouve cloué au pilori de la « social-démocratie « . Fabius, je vous le garantis, paiera d'autant plus cher l’addition qu'il est considéré comme responsable de la défaite du camp social
iste du oui et que le Peuple lui a donné raison. Ce fut sa perte !

Dédaigné par les nouveaux ténors de la contestation interne, détesté par les victimes de son virage à gauche, oublié par les apparatchiks en mal de protecteur susceptible de les adouber, enterré par les sondeurs sélectifs, abandonné contre des bouillabaisses prometteuses ou des plats de moules frites abondants, Fabius se bat désormais dos au mur. C'est le triste sort de ceux qui font passer leurs idées avant les intérêts de caste. Bien de ses pairs devraient pourtant se méfier. Leur tour viendra.

Mais je déblogue?

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