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Ici et ailleurs (4) : l’albatros survole mes souvenirs

C’était un lundi soir de 1965, il y a presque soixante ans. Inimaginable à notre époque, et encore plus surprenant en ce temps là. Il était là, devant moi, accoudé au comptoir nettoyé à la hâte par la main respectueuse de Marcelle l’employée des lieux, avec son torchon humide comme ce vent qui efface le brouillard là-bas, dans les plaines flamandes. Installé sur un tabouret, tirant sur des cigarettes Boyard énormes, le regard tourné vers un plat pays qui n’était que le sien ; des demi-bottes marron aux pieds, une allure dégingandée, nonchalante, absente ; enveloppé dans des volutes sveltes et argentées : Jacques Brel était ailleurs !

Un silence respectueux s’était installé dans le Café « Le Sport » créonnais donnant sur la place centrale encore marquée par les stigmates de la fête de la veille. Les ballons de « rouge » s’enchaînaient, comme autant de potions pouvant le protéger d’une angoisse palpable, d’une mélancolie pesante. Le chanteur en tournée intensive passait par Créon. J’avais dix-sept ans, et j’observais avec envie celui qui promenait sa solitude au milieu des autres. J’aurais tant voulu dialoguer avec lui.

Dans quelques heures, sur une scène installée au fond d’un garage transformé en salle de spectacle provisoire, il exhiberait sa silhouette de Don Quichotte en errance perpétuelle, face à un public inconscient de la chance qui lui était offerte par une programmation inouïe à l’échelle d’une ville de 2 500 habitants. Importuner celui qui avait accepté de se déplacer avec ses ami(e)s la « Mathilde », les « Bourgeois, », le « Jacky, » , la Fanette et les marins du port d’Amsterdam n’était pas imaginable. Ici, dans ce bistrot respectueux, il jouait en toute sécurité au Robinson Crusoé des comptoirs, un art extrêmement rare, que seuls les bourlingueurs des océans de la soif, allant de port en port, savent pratiquer sans sombrer.

Brutalement, il s’écarta du tabouret où il attendait que l’horloge avance vers l’échéance d’une énième soirée dite de « tour de chant », dans cette France qu’il arpentait avec une volonté inextinguible de contact avec le public. Jacques Brel, entomologiste d’une société distribuant des rôles ingrats aux marins, aux notaires, au bedeau et même à son Éminence l’archiprêtre qui ne prêche plus depuis belle lurette au couvent . Créon mettait un visage sur ces portraits tendres ou au vitriol.

Le solitaire quitta donc vers 19 heures la face visible du théâtre des hommes pour se réfugier dans le huis clos d’une chambre à l’étage. Il réclama ‘une caisse de bouteilles de Bordeaux, au rouge aussi vif que celui des drapeaux du temps de Jaurés, histoire de se donner du cœur à l’ouvrage. Il ensevelissait sa tristesse ou son angoisse dans le velours mordoré des rêves lointains que génère le vin.

« Les hommes prudents sont des infirmes » : cette phrase résumait le parcours de celui qui restait l’un des plus grands noms de la chanson francophone et le modèle de l’artiste expressif sur scène. « Ne me quitte pas », « Amsterdam », « Ces gens-là », « Mathilde », « Les vieux », « Les remparts de Varsovie » et même « Vesoul »… n’étaient encore entrées dans la légende. Brel se préparait simplement à déverser ses obsessions, ses constats, ses caricatures, ses réalités, ses doutes, ses amours avec l’espoir que, lorsque le rideau retomberait il n’aurait aucun regret, car il aurait tout donné aux autres. L’artiste de passage se consumerait sur scène, puisant au plus profond de lui-même des tonnes de sincérité comme si sa vie en dépendait.

Il se glissa durant tout son récital dans ses personnages, gestes théâtraux, visage en sueur, postillons au vent pour secouer un salle ne se rendant pas compte que les sosies de ces femmes et hommes du pays du vent se trouvaient face à lui. Aucune retenue, il partait dans une valse à mille temps l’emportant aux confins de la raison. Il offrit sa passion en pâture au public mais il ne cédera jamais à la tradition du rappel, qu’il juge démagogique, pas plus au cœur de l’Entre-Deux-Mers qu’ailleurs.

Laboureur des émotions, moissonneur des images, glaneur de moments imaginaires, pétrisseur des ambiances, peintre impressionniste des paysages, vendangeur de grands crus d’un répertoire exceptionnel, ciseleur de mots : Brel gonflé d’énergie spirituelle avant son entrée sur scène laissait une enveloppe charnelle vide à sa sortie. Impossible de rester insensible à la fougue dégagée par cet homme, dévoreur des espaces peuplés par des personnages émouvants dans leur simplicité ou grotesques par leur exagération..

Il arpenta le plat pays de la scène créonnaise avec une étonnante facilité, sans aucun mépris pour sa frugalité technique. « Avec infiniment de brumes à venir, avec le vent de l’Est, écoutez-le tenir, son plat pays finit par être le mien… »  Brel entra ce jour-là dans mon esprit comme un homme d’une dimension exceptionnelle par sa tonitruante sincérité. Il imprégnait les cœurs par sa présence, et personne ne pouvait échapper à l’incendie causé par son énergie et sa passion. Sa mort, d’un cancer du poumon, le 9 octobre 1978 à 49 ans, à Bobigny près de Paris (il aurait dû aller s’éteindre à Vesoul), réveilla d’ailleurs un sentiment bizarre en moi, car en quelques minutes, il s’était insinué dans mon univers proche.

Je n’ai rien oublié de cette rencontre avec l’un des plus grands poètes de la fin du XX° siècle que notre société a oublié, car il était hors des sentiers battus du show-biz avec sa gueule de pilier de comptoir. J’aime encore évoquer ces clichés d’un albatros maladroit posé sur un plancher rugueux, malaisé et brinquebalant. Il portait toute la vérité de ce « peintre » des mœurs flamandes, car il n’était pétri que de vérités qu’il déclinait avec un talent naturel leur donnant une dimension exceptionnelle.

L’albatros s’envolait, par le cœur et la passion, au-dessus du public. Il happait les regards. il emportait les réticences. Il offrait son âme aux autres. Il survolait avec une insolente facilité un monde auquel il reprochait sa désolante mesquinerie. Il la dénonçait, il la caricaturait, il la mettait en scène, il la dominait. Il la regrettait tout bonnement, mais il l’aimait. Jacques Brel, tu me manques car la pendule de mon salon s’affole. Elle croit, la pauvre, que le temps de notre époque n’est que de… l’argent, alors qu’il n’est que ce qui donne de la valeur et un sens à nos souvenirs.

La photo du bandeau est de Michel Vigneau faite sur la scène créonnaise en 1963 

Cet article a 5 commentaires

  1. Hautin Jean-Francois

    Merci Jean Marie pour ce très beau texte qui donne bien l’immense humanité de ce personnage romanesque hors du commun qui a aussi marqué ma vie. Je n’ai jamais pu voir le chanteur sur scène mais j’ai eu la chance de rencontrer le cinéaste qui venait présenter son film “Far West” a l’école de cinéma où j’étudiais à Bruxelles. J’ai croisé un instant son regard et le sourire qu’il m’a offert est à jamais gravé dans ma mémoire

  2. J. J.

    Il est des rencontre prévues ou imprévues comme celle ci. Un jour j’ai vu débarquer sur la place du village un automobiliste qui « demandait sa route ». Je ne l’ai évidemment pas reconnu, ce sont les gamines du village qui se sont écriées : « C’est Mort’ Schuman !  »
    On lui a indiqué le chemin pour reprendre son itinéraire mais personne n’a demandé d’autographe.

    Jacques Brel, c’est à Bruxelles que je l’ai vraiment rencontré, d’abord Place d’Espagne, avec la statue de Don Quichotte, et auprès des guides touristiques (j’ai ainsi appris la véritable identité de Madeleine), mais aussi auprès de simples passants ou commerçants.
    Pour eux il est toujours là, le Grand Jacques, bien que certains aient quand même oublié sur la place de Brouckère le temps où Bruxelles bruxellait.
    Mon souvenir marquant de Bruxelles, c’est, parmi d’autres, la Grand Place, entièrement recouverte de mosaïques éphémères faites de fleurs de bégonias.
    Une splendeur inattendue.

  3. christian grené

    Bougnat, tu peux garder ton vin
    Ce soir je boirai mon chagrin
    Le grand Jacques est revenu.

    Merci Jean-Marie de nous avoir restitué celui qui a chanté « Mon enfance ».

  4. MICHEL DEGRAVE

    Ah, cette île au large de l’espoir et Madeleine qu’on attendait!
    Merci pour cette piqûre de rappel.

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