L’été, le marché historique du mercredi matin sur la Place de la Prévôté de Créon, ville neuve du Moyen Age, dotée d’une charte de paréage l’autorisant, depuis 1315, à tirer profit de ces échanges courts que nous découvrons sept siècles plus tard, respire différemment de toute l’année. Les odeurs envahissent l’air sous l’influence de la chaleur montante. Les couleurs éclairent davantage les étals. On s’interpelle plus bruyamment. Finalement, tout le monde prend son temps, ce qui constitue l’énorme différence avec tous les autres rendez-vous de l’année. Même plus peuplés, plus vivants, plus diversifiés, ce ne sont pas, pour moi, les plus attractifs, car il y manque un zeste de cette sincérité que l’on retrouve, fin septembre et mi octobre, quand la douceur du climat et des propositions tempère les éclats en tous genres de l’été. N’empêche qu’encore ce matin, malgré la fraicheur humide, se promener autour de la place et dans les rues, au centre de cette enfilade de stands, constitue une croisière dans la simplicité d’un monde des échanges de proximité. La grande famille des commerçants non sédentaires, souvent secouée par les soubresauts de querelles d’intérêt, a trouvé son emplacement autour d’une table géante, une sorte de festin vivant, avec des propositions alléchantes. Le plaisir est aussi fort de regarder, de flâner, de deviser, d’évaluer, que d’acheter en étant persuadé que l’on a effectué, non pas une « affaire » au sens mercantile du terme, mais que l’on a trouvé le produit parfait.
Comme des fourmis méticuleuses, des clientes devenus progressivement des connaissances et avec les mercredis des amies, filent d’un endroit connu à un autre. Elles ont leurs habitudes et retrouvent avec un plaisir non dissimulé « LE » commerçant chez qui elles prennent « LE » produit qui leur convient. Souvent, entre 7h 30 et 8 h 30, certaines guettent même le montage du stand, ou l’ouverture du camion miracle. Cette confiance pérenne repose sur le fait que, souvent, les vendeurs viennent depuis des décennies, et que ceux qui sont partis vers la retraite, ont installé un remplaçant fiable. Ce matin, ça sent les vacances puisque Nicolas, le charcutier traiteur, est resté au lit et Diégo, le poissonnier de référence a choisi d’aller contempler la mer nourricière, comme Patrick et son épouse les marchands de volailles ont également pris la poudre d’escampette…Les travées sonnent creux, malgré l’arrivée des occasionnels moins connus, et ravis de se voir attribuer ces lieux « réservés » aux ténors. La loi du marché est immuable : se construire une réputation dans la durée et par la qualité pour devenir un fournisseur fidèle. Le passage ne rapporte rien ou presque sauf ces coups liés aux soldes ou autres promotions fantasques éphémères. A Créon tout repose sur la fidélité.
Des montagnes de melons, des façades de cagettes couvertes de pêches, de brugnons ou retenant des prunes en tous genres, des étals de barquettes de fraises d’une rouge sympathique, des empilages incertains de tomates, rivalisant de formes bizarres : la corne d’abondance des productions venues du Lot et Garonne, le jardin potager de l’Aquitaine. J’aime la fierté qu’il y a dans les yeux de ces producteurs, heureux de constater que leur récolte bénéficie d’une marque de confiance concrète de la part d’acheteurs, pourtant conditionnés comme les produits qu’ils achètent parfois sous cellophane. Les circuits courts de consommation, tellement agréables pour le lien social, créés depuis la nuit des temps, mériteraient d’être développés pour casser la fameuse loi du… marché. Le long des arcades, des couverts, on joue sincèrement la carte de la sincérité, fascinant ces touristes ou ces vacanciers profitant de leurs congés, qui sont entrés, le reste de l’année, dans une spirale de la méfiance. Pétragné le boucher, tablier blanc traditionnel autour de la taille, débite délicatement de la viande tendre comme de la rosée, selon l’acheteuse qui le complimente. Il tient la tranche naissante avec la main gauche et, avec un couteau rasoir, il détache l’entrecôte au gars doré et à la chair persillée qui finira, au mieux, sur un gril. On attend son tour dans le calme en regardant un étal de plusieurs mètres où tout n’est que péché de chair !
On se serre la main, dans l’espace restreint entre les bancs… On s’embrasse. On échange les nouvelles (le plus souvent mauvaises, car le malheur arrive plus vite que prévu) ou on en demande, dans les queues qui se forment devant les devantures les plus renommées. Ici, le marché reste, pour les milliers de personnes qui le fréquentent, une sorte d’hebdomadaire, étalé sur le centre ville, sur lequel on parcourt les pages des vies. Un décès, un mariage, une naissance, un séjour, une absence, une réussite, un échec, un souci, une angoisse, une joie… se partagent durant ces rencontres, et allègent ainsi le poids du silence habituel. Les confidences se propagent d’autant plus facilement qu’elles ont été faites sous le sceau du secret. Il est impossible de traverser incognito les lieux, sans se retrouver face à la curiosité de quelqu’un que vous souhaitiez ou que…vous ne souhaitiez pas rencontrer. Au minimum vous déclinerez ce que contient votre cabas, et au maximum vous évoquerez vos dernières analyses de sang, ou la localisation de votre arthrose, ravivée par le temps pourri de cet été incertain. Il vaut mieux ne pas avoir une famille nombreuse, car autrement, vous arrivez à 10 heures pour repartir vers midi et demie, et plus vous êtes âgée et plus votre parcours sera hérissé « d’obstacles », car entre les enfants et les petits enfants la liste des informations à délivrer peut devenir longue. Rien de bien extraordinaire et d’inhumain dans cette loi du marché, mais elle est tout simplement l’expression collective d’un besoin inné de se grouper, de ses serrer, de se soutenir et peut-être aussi de partager.
Il suffit de tenir un enfant par la main et de le laisser libre autour de la place de la Prévôté, pour découvir la vraie magie du marché. Une cage en bois grillagée, avec des lapins, lui permet de comprendre pourquoi Alice fut émerveillée, des petites poules rousses vivantes, aux pattes liées, dont l’œil rond le supplie qu’on ne les laisse pas entravées face au renard, l’interpelle; des canards statiques regrettent une mare verte, en espérant ne pas finir dans un autre plat de lentilles; des pistolets à eau, Made in China, introuvables ailleurs, le tentent pour d’interminables affrontements avec ses cousins; la face figée des poissons, étalés sur des plages de glace, constituent les trésors d’une vie authentique et sincère. Seuls, les véritables marchés de campagne (et surtout pas les imitations urbaines, aussi biologiques soient-elles) autorisent ces promenades dans une atmosphère. Vous avez-dit atmosphère ?.. Oui. Les marchés c’est avant tout, en été, une gueule d’atmosphère.
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C’est vrai que dès que l’on s’éloigne de Créon pour quelques jours, il vous manque, ce marché de Créon, plein d’odeurs, de couleurs, et où l’on fait, chaque fois, des rencontres sympathiques. Et on a hâte de le retrouver….