Dehors il tombe des cordes. Une pluie forte, froide, pénétrante. Dehors, le défilé des syndicats européens dans les rues allant de la gare du midi à la Gare centrale prend fin. Tous les manifestants qui entrent et s’entassent dans le « Saint d’Hic » (cherchez bien c’est de l’humour belge), le bar restaurant où je me suis délibérément installé, à quelques mètres de la permanence du PS bruxellois, s’ébrouent comme des chiens de chasse ayant parcouru des kilomètres dans les champs, un jour d’ouverture mouillée. Les uns arborent un poncho rouge alors que les autres ont opté pour le vert. Chaque couleur révèle une appartenance syndicale différente et probablement une rivalité latente. A une table isolée, un « canari » de la CFDT venu de France, tranche sur la dualité massive des deux autres teintes. « Nonobstant » (comme dit mon voisin) les divergences, la fraternité des armes se concrétise, malgré d’inévitables quolibets, autour d’une bière. Tous ont la mine rosée ou rouge vif des grands jours, celle qu’ont les enfants quand ils prennent l’air après des heures passées enfermés. Ils vident leur sac social, et remplissent leur panse quotidienne.
Les plaisanteries fusent d’une table où une demi-douzaine de non manifestants, en costume cravate ou en chemises logotées, se trouve noyée dans une mer prolétarienne. Les « allez les verts !… allez les verts… » auxquels répondent des « allez les rouges… allez les rouges… » percent un brouhaha indescriptible, dû à une surpopulation bruyante, qui se prépare à pisser autant qu’il pleut dehors, dès que le comptoir se sera éloigné à l’horizon. La lutte des classes germe autour du comptoir où les habitués vivent mal de ne pas être servis prioritairement, quand les envahisseurs descendent les demis avec la satisfaction des gens ayant bien fait leur boulot !
La salle à l’ancienne est grouillante, bruyante, délirante mais sympa, même si dans toutes les bribes de conversation pointe une part d’inquiétude. On compte et on recompte les manifestants : 45 000 à 50 000 pour le plus âgé, qui annonce… « seulement 20 000 selon la police » avec l’expérience d’années de défilés.
« Je pensais que nous serions plus nombreux… » lâche désabusé son vis-à-vis, en énumérant les noms des « copains qui ne sont pas venus ! ». Les commentaires vont bon train…On se chambre et on s’agace!
Ici le prolo est revenu au port d’attache, et il demande poliment à la serveuse polonaise où sont les « Vespasiennes » car c’est un lieu incontournable pour le manifestant, de retour d’une voyage au long cours dans les rues de Bruxelles. Il a navigué dans les rues de la capitale européenne en équipage ou en solitaire et maintenant il ressasse ses déceptions : « tu vois, me confie celui qui s’est assis en face de moi, il y a seulement 15 ans, avec une crise comme celle-là, nous serions toutes et tous en grève illimitée. Maintenant, c’est impossible… Il n’y plus la solidarité d’autrefois ». Il a quitté son entreprise de fabrication de pièces détachées pour l’automobile il y a seulement deux ans… Il est déçu, lui qui sait que tout ne reste qu’une question d’épreuve de force et que tout « s’est toujours obtenu dans le combat ».
« Les jeunes n’ont plus un rond. Ils rament pour payer les crédits. Maintenant, ils ont doublement la trouille explique entre deux gorgées de » Maés » ce supporter de l’OM, comme il me l’annonce dès que je décline mes origines bordelaises. Lui est « venu de Palerme » alors que son voisin est originaire d’Agrigente, mais ils vivent dans la ville bon chic bon genre de La Louvière. Tous deux ne sont pas venus pour chercher fortune en Belgique, mais tout simplement pour y trouver un boulot qu’ils n’avaient pas en Italie du sud. La sidérurgie et ses sous-traitances les ont accueillis à bras ouverts. Maintenant, ils savent que leur boîte a délocalisé… à Toulouse et à Genevilliers pour se rapprocher des marchés de la Méditerranée et des usines françaises. « Nous savons que bientôt il faudra que le patron choisisse, si la crise se prolonge. Lesquels seront condamnés : les français ou nous ?… » Le dilemme européen pointe son nez.
Les jeunes sont plus fatalistes : « j’ai construit une maison là-bas, au pays » m’explique l’un d’eux difficilement dans le tohu-bohu environnant. « J’y retourne chaque année et je suis heureux au soleil… Tant qu’il y aura du boulot ici, je reste avec la famille, mais…dans le cas contraire je retourne là-bas ! » Le ton monte avec un nouvel arrivant pour des comptes syndicaux à régler…
Je reste là, seul client « étranger », avec ma chemise blanche et mon veston, au cœur d’ouvriers métallos qui ont grossi les rangs d’une « protestation » européenne, ouverte aux délégations françaises (la CGT en force, la CFDT est visiblement parcimonieuse, les Espagnols, les Portugais, les Néerlandais, les Luxembourgeois… ont fait le déplacement) mais pas assez au gré des locaux, qui ont largement constitué le gros du défilé. L’Europe de l’emploi, de la crise, de l’angoisse, s’offre une pause dans la « Saint d’Hic ». Dehors, la pluie redouble et s’engouffre même par la porte du bar restaurant. Les « rouges » et les « verts » s’entassent…Les « gardales » de spaghettis bolognaises fument. Le plat du jour, calamars et frites, est épuisé. Les serveuses aussi. Les plateaux chargés de bières aux douces couleurs blondes, ou les brunes capiteuses sombres, passent par-dessus les têtes. A mes côtés un photographe, mandaté par le Bureau international du travail, originaire de Bayonne, ne sait plus où donner de l’objectif. Il prend à la volée des images, pour « l’avenir » m’explique-t-il, comme si ce monde là devait un jour disparaître. Il est vrai que Breughel ne savait pas qu’il travaillait pour la postérité.
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Tout un Monde, mais pas suffisant pour renverser la vapeur on dirait!Je crois bien qu’il va falloir se regrouper et vite avant la révolution!
Je viens de revoir « cinema paradisio », ton texte est une jolie continuité de réalité de terrain…