Ils parcourent l’Europe, voire le monde, pour confronter leurs passions. Ces voyageurs nommés « grands maîtres internationaux » font parfois escale dans des « ports » totalement inconnus, alléchés par un gain potentiel. Ces conquérants, qui se complaisent dans le silence de lieux clos, possèdent tous la même armée, parfaitement rangée pour des batailles millimétrées sur un espace délimité. A Créon, depuis une semaine, ils font et refont inlassablement des duels, pour comprendre les raisons d’une défaite forcément imprévue, et se persuadent qu’on ne les reprendra plus en faute. L’open international, qui rassemble quelques-uns des meilleurs joueurs d’échecs d’Europe, reste pourtant confidentiel, alors que dans bien d’autres pays, il aurait une dimension nationale. Au creux de l’été, la France n’aime pas les passions discrètes, elle préfère celles qui éclaboussent, qui contribuent au le bling-bling institutionnel.
Les duels loyaux nécessitent une concentration exceptionnelle, une prévision stratégique élaborée, une maîtrise parfaite du temps et ne sont pas médiatiques, et donc ils passent à la trappe. Imaginons un instant un tournoi de tennis, dans lequel l’un des meilleurs joueurs du monde se retrouverait confronté, avec un risque de défaite, à un gamin sans aucun palmarès. Forcément, micros, caméras et stylos viendraient rendre compte de ce face à face disproportionné, car le culte de l’exploit prend le pas sur la raison. Or chaque jour, dans le tournoi des champions ou dans l’open, de tels duels passent inaperçus, tellement ils appartiennent aux défis normaux de ce genre de compétition.
Des enfants moins sages qu’on le pense ne tremblent pas face à des adultes complexés et relèvent le gant, avec une « armée » blanche ou noire, absolument similaire en force à celle de leur adversaire. Ils savent que tout se jouera sur l’anticipation et la capacité à réagir dans des moments difficiles. Le club de Créon, extrêmement performant dans le secteur éducatif, a forgé des caractères bien trempés, n’ayant peur de rien et qui étonne par leur passage ultra rapide de la décontraction totale à la concentration absolue. Ils pénètrent dans leur match, ils entrent dans une confrontation, avec un aplomb traduisant une étonnante solidité intérieure. L’un d’eux a approché à Créon, à 16 ans, hier, son titre de « grand maître international », grâce à une seconde performance de ce niveau en tournoi.
Le regard fixé sur cet échiquier, ils font et refont des mouvements minimes pouvant changer l’issue de ce qui reste une bataille. Ce sont eux qui m’impressionnent par leur motivation, par leur volonté de se surpasser, par l’intelligence et non par la force. Beaucoup plus que l’enjeu, je goûte avec délectation à ce jeu, des attitudes absolument décalées avec celles de l’époque actuelle. Chaque regard sur le « champ de bataille » quadrillé affirme une personnalité différente, dont les gestes sont l’émanation. Impulsivité maladive, flegme apparent, désespoir non maîtrisable, impatience victorieuse, renoncement rapide… il y a dans les comportements physiques une traduction des affres du combat. Il change d’ailleurs d’âme par le prompt renfort… d’un faux mouvement de l’adversaire, ouvrant une brèche dans un espace réputé imprenable.
La salle de l’espace culturel se gave de silence. Elle étouffe les bruits des combats. Seul le clic des pendules rythme ces « conflits » théoriques. On regarde avec les mains derrière le dos ou les bras croisés sur la poitrine, l’issue des matchs les plus importants durant lesquels chaque déplacement imperceptible d’un pion ordinaire rappelle que, même aux échecs, pour paraphraser un constat célèbre de Paul Valéry, la « guerre est un massacre de pions qui ne se connaissent pas, au profit de rois qui se connaissent mais ne se massacrent pas ! ». Derrière, des cavaliers avancent par des bonds de cabris fantasques, survolant parfois les obstacles, alors que les fous sont aliénés sur une diagonale rigide. Il n’y a apparemment aucun hasard dans les choix des stratégies soigneusement consignées sur une fiche, qui avivera les regrets du vaincu ou satisfera les désirs du vainqueur. Aucune défaite n’est excusable par d’autres choix que les siens, puisque l’on est seul face à des priorités réputées mûrement réfléchies. Pas à pas, on devient un conquérant ou un assiégé. Il suffit d’avoir un coup d’avance, toujours un coup d’avance, pour devenir un régicide de talent. Le plus dur reste bien entendu de prendre cette distance qui fait la différence entre les « révolutionnaires » et les « héritiers ».
En effet, il y a une symbolique particulière dans ce sport de l’esprit, puisqu’au début, chaque joueur est l’héritier présumé d’une monarchie qu’il va tenter de protéger d’un dangereux anarchiste qui veut abattre « son » roi. Mieux, il est condamnable pour faire partie, si l’on en croit les textes en vigueur, d’une bande organisée désireuse de défier l’ordre établi. Ce n’est donc pas un hasard si la grande majorité des « grands maîtres internationaux » viennent des ex-pays communistes. Sur la place, située à quelques pas de la Moneda, face à la cathédrale, à Santiago du Chili, tous les jours durant des années, des citoyens s’affrontaient aux échecs au pied du kiosque à musique pour défier, à leur manière, un régime répressif. Une manière pour eux de mettre à mal, sans aucun risque, le principe du pouvoir établi. L’open créonnais permet certes aux Goliath de triompher, mais il leur faut s’employer, se mobiliser, car la contestation vient de partout. Tout le monde a sa chance… d’aller au-delà de lui-même dans le duel.
Des Lancelot existent, prêts, dans le respect des règles de la chevalerie, à sauver leur roi autour d’une table qui n’est pourtant pas ronde. Je les ai rencontrés. Ils ont à peine terminé un combat qu’ils veulent entrer dans une nouvelle, ronde avec chaque fois l’espoir de terrasser un adversaire supérieur. Les échecs marquent à vie, surtout quand, en été, ils permettent de vivre hors des modes et du temps. Les défis qu’ils offrent forment incontestablement la jeunesse.
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Et un langage universel ; vu un touriste invité à partarger l’échiquier à Boukhara