Avez-vous remarqué combien des textes restent dans votre tête longtemps après que vous les ayez appris sur les bancs plus ou moins prestigieux de l’école ? Impossible de savoir pourquoi une récitation vous a marqué beaucoup plus que toutes les autres. Au moment de préparer le concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs s’est rajoutée la terrible épreuve du « commentaire de texte » qui supposait une capacité d’analyse du fond et de la forme de ce qui devait être une création avec ce qu’elle pouvait avoir d’instinctif ! En ce qui me concerne, le matin en traversant la place centrale de Créon, déserté par les automobiles et en remarquant devant chez José le boulanger ou à la terrasse du café de Christine des vélos bâtés comme des bêtes de somme, je ressasse un sonnet de José Maria de Hérédia ! Il vient spontanément devant ce grand espace que les cyclistes traversent prudemment avant d’amarrer leur « vaisseau à pédales » au « port » du café ou celui du croissant pour une halte ravitaillement matinale. Ils sont pour moi les nouveaux « conquérants » dont Hérédia vantait les mérites. Pour eux point de « rêve héroïque et brutal » mais une destination lointaine qui va les engager dans un voyage au long cours imprévisible.
« Routiers » solitaires ou « capitaines » d’un équipage ils vont se transformer en « galériens » du bitume. « Chaque soir, espérant des lendemains épiques », ils hissent leur toile en bordure de la voie choisie pour un bivouac sous les étoiles permettant de reconstituer les forces du mollet ! Dans des sacoches étanches, parfaitement profilées, ils ont des nourritures n’ayant rien de terrestres puisqu’elles sont totalement « inventées » par des nutritionnistes dévolus aux exploits sportifs. La barre énergétique remplace le cassoulet en boîte, le berlingot survitaminé a supplanté le café au lait mais on apprécie toujours autant les desserts sucrés. La vie spartiate du cycliste en itinérance va de pair avec son envie de ne pas hypothéquer sa capacité à déplacer une carcasse trop imposante. Les Anglais se contentent d’un thé, alors que les Belges succombent à la fraîcheur d’un ou deux demis de bière en col blanc. Tous emplissent leurs bidons de l’eau de la fontaine publique ressemblant à une oasis où viennent s’abreuver des « coursiers » plus ou moins amincis par des virées quotidiennes. Ils jettent toujours un regard curieux sur ces « conquérants » qui, penchés sur leurs guidons, « regardent chaque soir monter en un ciel ignoré (…) des étoiles nouvelles ». Hérédia n’aurait jamais envisagé que les « routes » sillonnant un continent puissent être empruntées par autant de « caboteurs » allant de halte en halte vers une destination souvent située au soleil. Il faut une sacrée audace pour se rendre vers des « Palos » ou « Moguer » ressemblant pour quelques voyageurs interceptés, à « Alicante », à « Agde » ou « Marseille ». Les défis portent sur des distances de plus en plus grandes… et sur des temps de voyages dépassant le mois. Les « conquérants » aux mollets habiles ont désormais une envie irrépressible d’exploits durables et ils entament désormais des périples impensables avec femme et enfants.
Ces derniers, installés dans une remorque fuselée derrière un vélo aux sacoches parfaitement rangées et des porte-bagages surchargés, ont le temps de regarder les vaches dans les prés, peu étonnées par ces étranges caravanes. D’autres ont leur propre bicyclette attachée par un cordon ombilical à la « monture » de l’un des parents et peuvent, de temps en temps, prendre quelques kilomètres d’indépendance. Ces enfants parcourent le monde au ras du ruban noir des pistes cyclables, appréciant ainsi une vision très terre à terre de sa réalité. Ils apprennent à donner du temps au temps et donc à considérer que la distance ne doit pas être occultée par une vitesse qui la défigure. Le voyage au long cours à ses charmes et procure des souvenirs inoubliables dans le sillage des parents. Tout prend alors une autre dimension !
Ce nouveau tourisme itinérant a explosé en Gironde cet été et, comme le veut une tradition bien française, pas grand chose n’existe pour l’accompagner. Peu « d’oasis » le long de la route pour ces nomades sur deux roues, essentiellement venus de l’étranger pour conquérir les grands espaces dont dispose encore notre pays. Le grand mérite des collectivités territoriales réside dans leur volonté d’aménager des itinéraires, mais sans trop se soucier de leurs futurs utilisateurs. Il faudra encore beaucoup d’autres étés pour que le milieu économique réagisse et s’empare de cette soif de conquêtes. Le besoin de se surpasser physiquement, l’envie de découvrir des horizons nouveaux autrement, la volonté de vivre solidairement une vraie aventure… sont les ressorts de cette nouvelle forme de vacances pour lesquelles Créon a déjà une longueur d’avance !
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A propos du temps que l’on prend à profiter du paysage, je me demande quelles sont en fait les conséquences sur nos mentalités,sur nos cerveaux, sur nos esprits ?
Pour ma part je n’arrive que très difficilement à suivre les jeux vidéos d’aujourd’hui,ainsi que certains films réalisés notamment en images de synthèse.
Les images y défilent à une allure telle qu’elles ne laissent pas à mon cerveau, habitué à la contemplation, le temps d’imprimer en moi la moindre compréhension de l’action.
Pour que vous compreniez le malaise qui m’étreint alors, imaginez un homme de Neandertal que vous auriez assis de force à l’arrière de votre voiture pour y courir après le bison. Pour un être habitué à marcher à pied, le paysage qui défile par la vitre de la portière est tout à coup si mouvant qu’il risque fort de devenir fou;
Ou croire le devenir ce qui revient ici au même, lui et moi n’aimons que peu le temps ratrappé !
Ainsi donc, je me pose cette question:
la vitesse de défilement du film de notre vie peut-elle influer sur le système de fonctionnement de toute la société humaine ?
La réponse semble être oui.
Tout s’accélère, même le temps qu’il faut pour courir aux chiottes du Mac Do après un repas engloutit sans autre joie que le jouet en plastique caché au fond des steaks.
Je n’ai vu mon grand-père courir vers la cabane au fond du jardin qu’à la saison du vin blanc nouveau et des châtaignes. Le reste de l’année, il y allait tranquille, prenant soin de péter en route, on ne se vide que mieux après une petite marche.
Aujourd’hui, toutes les cabanes sont si proches de l’assiette que ça sent partout la merde.
Ce qui explique pourquoi on est si pressé de se quitter sans se parler, et que l’on voit sans cesse défiler trop vite les bobines.
Et surement aussi pourquoi, à l’inverse, il ne faut plus des mois pour faire humblement connaissance,. Avez-vous remarqué comme nos vies sont vite déballées et présentées à l’autre sans pudeur, vite vite, en bloc et sans retenue ?
C’est dans l’air du temps de ne plus prendre son temps pour prendre l’air.