Rendez-vous dans soixante ans… même lieu, même heure ! Impossible de laisser un tel message à celui qui s’en va vers un autre horizon, car nul ne connaît à quel moment s’arrêtera le chemin de la vie et, plus encore, si le croisement permettra une nouvelle rencontre. Et quand c’est le cas, il faut se résigner à ce que la nostalgie soit la principale compagne de la soirée. En 1963, les enfants d’immigrés qui avaient le privilège d’emprunter l’ascenseur social réservé à la progéniture des classes supérieures étaient au moins aussi rares qu’en la période actuelle. On en parlait beaucoup moins, et surtout, celles et ceux qui accédaient au premier étage qu’était le « cours complémentaire » devenu entre temps « collège d’enseignement général » comprenaient que leur seul espoir reposait sur l’exemplarité de leur comportement. En étant des deux collégiens admis, sur concours, à l’école normale d’instituteurs je laissais derrière moi bien de bons moments et d’autres plus difficiles. Et quand j’ai retrouvé, face à moi, le visage de celui qui m’a accompagné durant ces années collège, j’ai été envahi par un sentiment de culpabilité : pourquoi avoir attendu si longtemps.
« Pierino », fils d’italiens domestiques agricoles, ne m’a jamais quitté, comme pour se rassurer, dans un monde dans lequel les « ritals » ou les « macaronis » n’étaient pas encore tous considérés comme intégrés. Il était du collège de la seconde chance que les enseignants avaient « inventé » (comme tout le reste) en une époque où on n’attendait pas une circulaire officielle, pondue par un Ministère déconnecté des réalités, pour innover . « Pierre » avec son prénom francisé, était arrivé directement en classe de cinquième après avoir obtenu son certificat d’études primaires, rattrapant ainsi ce fameux ascenseur social qui l’avait laissé au rez-de-chaussée. Sans avoir parcouru les premiers « mètres » de la sixième ils avaient à redoubler d’efforts pour s’insérer dans les cours et notamment en anglais. Immédiatement nous nous sommes associés, devenant inséparables, rassemblés par des passions communes : le football, les filles et le solex, dans l’ordre des priorités. La solidarité des fils ou petit-fils d’immigrés l’emportaient sur tout le reste. « Pierre » tentait de faire oublier « Pierino » en s’essayant à la rédaction ou à l’histoire-géographie, alors que chez lui on ne parlait qu’en italien ou en patois vénitien. Pas facile, d’autant que les « instituteurs », devenus professeurs de collège, n’avaient pas une tendresse particulière pour celles et ceux qui traînaient en queue de peloton. Moi j’y étais souvent par « négligence », « étourderie » ou « fantaisie », comme le portent les appréciations sur mon carnet de notes, alors que lui tentait simplement de suivre avec des efforts constants et une volonté louable de réussir. Nos escapades sur nos solex respectifs, transformés en engins imaginaires de course, permettaient d’oublier la dureté du quotidien, car il nous offrait une liberté dont nous nous sentions privés. Pour le reste nous ne réussissions que ballon rond aux pieds… car les filles avaient d’autres ambitions que celles de rejoindre des « ritals » ne pouvant compter que sur leur charme, et surtout pas sur la frime, indispensable pour réussir à séduire.
Face à moi, Pierino est revenu. Ses parents, après son échec au Brevet dû à une note éliminatoire en anglais avaient en effet durant l’été 62 décidé de retourner au pays, c’est à dire dans leur village de Vénétie. Pierre devait oublier en peu de temps tous les efforts qu’il avait accomplis en un temps record en France pour redevenir Pierino en Italie et repartir à zéro ! Il emportait avec lui ses rêves d’amour avec Manolita, Nicole ou Monique. Il laissait derrière lui l’équipe des Coquelicots créonnais. Il rengainait sa déception, mais jamais il n’oubliait son compagnon de collège ! Nous nous sommes revus quelques mois plus tard dans son village…nous nous sommes oubliés et nous nous sommes retrouvés avec la fierté des anciens combattants de l’intégration. Devenu chef d’une petite entreprise spécialisée dans la filature haut de gamme pour les plus grands couturiers, il retrouve celui qui est devenu Maire de ce village où chaque façade de la Place centrale porte un souvenir. Ce passé reste le support de nos retrouvailles car il a imprégné de bonheurs simples notre tranche de vie commune. Deux heures partagées suffisent à effacer plus d’une demi-siècle d’éloignement. Deux heures, plongés dans des images floues ou des scènes approximatives.
« Je pense que c’était hier ! » avoue Pierino avec son accent italo-français dénotant le mélange de deux cultures plutôt que de deux nationalités. Nous sommes enfants d’ici, soudés par une perception commune (mais aux résultats différents), de ce fameux ascenseur social, objectif premier d’un système scolaire qui fut attentif au mérite. C’est fou comme ça fait du bien de revenir sur le début du sentier qui « sentait » bon l’amitié, l’insouciance et la simplicité, alors que l’autoroute de ma vie déverse les gaz dangereux de la rivalité, les soucis et la complexité !
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Jean Marie, super bien ecrit, poete.
« …ce fameux ascenseur social, objectif premier d’un système scolaire qui fut attentif au mérite »…
Dans cette phrase aujourd’hui il convient de remplacer le mot « ascenseur » par une des deux expressions suivantes, selon si l’on est « de la haute » ou du « peuple »:
« saut en parachute » (doré) ou « saut à l’élastique »(d’un emploi à l’autre).
Quand au mot « mérite » nous ne savons plus rien en faire d’autre que de l’associer toujours à « punition ».
Ce qui rend donc la phrase citée en entrée, phrase venue d’un autre monde, totalement incompréhensible par les jeunes gens d’aujourd’hui.
D’autant plus que les punitions méritées le sont plus ou moins selon si l’on repasse souvent devant le juge pendu par un élastique ou bien au-dessus, en parachute.
Et ceci est sans prendre en compte la valeur du mot système qui n’a plus comme sens que celui que l’on attribue au mode de fonctionnement d’une règle froide.
Règle à calculer les bénéfices de la rentabilité.
Le mot humain, dans le nouveau vocabulaire, n’a lui d’autre fonction que de nous différencier de l’animal et du végétal.
Le mot humanisme, qui pourtant semble en découler, n’est plus lui qu’une expression savante issue de la langue morte d’un pays qui n’existe plus, la Grèce je crois.
A moins que les racines de ce mot perdu ne soient latines !
Ce qui est le plus émouvant, c’est de ne pas avoir oublié ce camarade qui n’avait pas vraiment réussi et qui était reparti…C’est si facile d’oublier!
Merci pour ce texte.
oui bel article de fraternité:-)
CETTE BELLE AVENTURE PEUT ARRIVER A CHACUN DE NOUS .. AU MOMENT DES RETROUVAILLES ..LA NOSTALGIE ,LES ANNÉES PASSÉES; LE RETOUR EN ARRIÈRE ..TOUT REDEVIENT PRÉSENT ET LE BONHEUR RESSENTI EST IMMENSE . Un grand merci à Jean Marie pour ces textes variés chaque jour .