La Gauche est à nouveau face à une muraille de l'argent !

« Le mur de l’argent »… La formule, à peine apparue, a fait mouche. Vieille de quatre vingt huit ans, elle reste vivante, au cœur d’une inquiétude lancinante des gauches. Il s’agit du danger qu’un exécutif fondé sur la légitimité des urnes vienne se briser sur l’hostilité de forces financières, que des puissances économiques occultes contredisent les effets d’un scrutin démocratique, entravent la marche d’un gouvernement, puis, pour le pire, l’entraînent à sa perte (..) » Ces propos de 2012 de Jean-Noël Jeanneney, homme respectable et respecté, font référence à une formule restée célèbre d’Édouard Herriot, malmené, puis conduit à la démission par les 200 familles actionnaires en leur temps de la Banque de France. Il faudrait peut-être encore une fois enseigner ce moment de l’Histoire pour comprendre la situation actuelle d’un gouvernement social-démocrate qui se débat dans l’immense filet du monde du fric ! Ce n’est même plus un mur ou un filet, c’est un gouffre qui engloutit toutes les bases de la vie sociale républicaine. Il n’y a plus un seul acte, une seule prise de position, une seule information qui ne respire pas le fric… il domine le monde, et surtout il s’est emparé de tous les esprits. En fait, nous ne vivons plus que pour récupérer le fric sans lequel nous ne pouvons plus réellement vivre pour certains et survivre pour d’autres. Il n’y plus aucune exception quotidienne : tout s’achète et tout peut se vendre.
Les « affaires » qui touchent le monde politique sont absolument toutes liées à des détournements de fonds, à des abus de biens, à de la corruption. Les débats portent non pas sur l’efficacité pour les citoyens du cumul des mandats, mais sur le cumul des indemnités… la Cour des « comptes » sanctionne des pans entiers de l’action publique sur la base d’objectifs financiers, de ratios de références. L’Homme et son épanouissement, sa protection, a disparu des écrans des ordinateurs. Pas une idée qui émerge du discours, mais tout bonnement des chiffres, suivis du sigle de l’euro ou de celui du dollar. Notre sort s’évalue de manière strictement matérielle. Consommateurs nous sommes, et donc liés au fric nous sommes. Nous recherchons fièrement le moindre prix, et jamais le juste prix, sans nous soucier des conséquences que peut avoir cette attitude sur celles et ceux qui sont à l’origine de nos achats. Conséquences sociales, environnementales, démocratiques ? Peu importe, ce qui justifie ces attitudes c’est uniquement le choix du fric sous la contrainte ou par inconscience.
Tous les débats s’enfoncent inexorablement dans ce gouffre. Ils ne tournent qu’autour des impôts dont, par exemple, personne n’a le courage de justifier l’utilité pour la vie collective et dont on ne cherche jamais à connaître l’usage qui en est fait. Par principe, on critique et on évacue aussitôt les retombées quotidiennes de cette participation au bien-vivre ensemble. Le contribuable refuse ce que le consommateur réclame. Il ne veut surtout pas payer ce qu’il exige, cultivant par démagogie le mythe de la gratuité, qui est totalement impossible, dans le contexte actuel où rien n’est neutre financièrement. En fait, plus un seul discours politique n’est crédible. L’opposition crie au scandale au moindre euro exigé et la majorité répond, sans aucune chance d’être entendue, qu’elle ne peut pas faire autrement. Mais sur le fond, jamais de vraies discussions… on ne cause que du fric !
Le moment où les circonstances ont fait surgir l’expression ( mur de l’argent) et légitimé son emploi est celui du Cartel des gauches. Les élections du 11 mai 1924 avaient marqué la défaite de la Chambre « bleu horizon », de centre-droit, la fin du gouvernement de Raymond Poincaré et le succès de la coalition électorale formée par les socialistes et les radicaux. Édouard Herriot, leader de ces derniers, accède au pouvoir. Il fait naître beaucoup d’espoirs du côté du « parti du mouvement ». Mais il ne faut qu’un an pour que sa faillite soit retentissante. Le cabinet s’effondre. Nous n’en sommes pas là, mais faute d’un vrai souffle, détaché des seules contingences financières, et d’un combat constant pour le retour de la « citoyenneté » par l’éducation, la culture, le sport, la démocratie partagée, nous y arriverons.
Jean-Noël Jeanneney résume la faillite de Herriot par le constat suivant : « L’expérience du Cartel a nourri l’idée, forte surtout à droite, bien sûr, mais entretenue parfois ailleurs, d’une inaptitude foncière de la gauche à exercer durablement le pouvoir en assurant à l’État un équilibre financier. Pour prendre la pleine mesure de la faillite d’Herriot devant l’argent, on se doit d’apprécier la nature des forces politiques et parlementaires sur lesquelles il pouvait fonder son pouvoir (…) L’histoire du Cartel de 1924 propose à la gauche des leçons utiles. Il n’existe nulle fatalité qui impose que les fautes d’Herriot et des siens soient, dans un autre cadre, réitérées. Tendance à diaboliser l’adversaire de droite et à exagérer à la fois la cohésion de ses troupes et la cohérence de sa stratégie; méconnaissance de la loyauté de hauts fonctionnaires, prêts pourtant à servir une politique nouvelle; moulinets destinés à effrayer les centres sans que les actes suivent, par exemple sur le thème de l’impôt sur le capital, si bien qu’on perd sur les deux tableaux; incapacité de s’expliquer clairement devant le pays : le gouvernement a prêté le flanc à l’hostilité doctrinaire et intéressée de ses adversaires. » Que peut-on ajouter de plus crédible sur cette Gauche qui va s’écraser sur le mur de l’argent que nous avons toutes et tous inconsciemment contribué à bâtir !

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Cet article a 2 commentaires

  1. Eric Batistin

    Et bien, il serait peut-être temps de réaliser une chose:
    Le système financier qui gouverne le monde et nos vies semble inattaquable, voire indestructible.
    Mais toutes les multinationales qui imposent leurs lois et toutes les administrations et services d’Etat qui semblent être aujourd’hui au service de celles-ci, toutes ces organisations sont pourtant bel et bien des organisations humaines.
    Leur mode de fonctionnement est insensible et froid, mais pour autant se sont bel et bien des hommes, et des femmes, qui sont aux commandes.
    Alors, si les systèmes sont indestructibles, leurs dirigeants ne le sont pas.
    Bien sur, il ne s’agit pas de ma part de lancer ici un appel à une quelconque agression physique contre ces dirigeants.
    Quoi que les effets de leurs actions mènent bien souvent à la mort pure et dure de tous les laissés pour compte.
    Mais, au moins, pour défendre une vue humaniste de notre système de fonctionnement, nous pourrions tenter de nous adresser directement aux hommes qui nous foutent dans la merde.
    Je ne sais par quel moyen, mais ces hommes et ces femmes ont bien une adresse, ils vivent bien quelque part…
    Citer nommément ces froides créatures me semble être un premier pas vers une possibilité de changement. Problème bien posé à moitié résolu !

    Je commence (ou continue !) ici:
    Le salaire de Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, s’élève à 157 000 euros annuels, soit en un mois l’équivalent d’une année de smic.
    Question: pourquoi ?

  2. BONNEAU

    A cette question de la monopolisation des agir et de la pensée par l’argent, la financiarisation et la rationalisation de tout, y compris même des savoirs et de l’enseignement, le philosophe Bernard Stiegler apporte des analyses larges et systémiques éclairantes devant la sidération qui nous assèche et nous révolte.

    Je voudrais ci-après citer ces trois présentations d’ouvrages éclairantes sur le sens de sa démarche et les pistes qu’il offre à la compréhension et à la prospective positive:

    1-États de choc
    L’impression que la déraison domine désormais les hommes accable chacun d’entre nous.
    Que la rationalisation qui caractérise les sociétés industrielles conduise à la régression de la raison (comme bêtise ou comme folie), ce n’est pas une question nouvelle: Theodor Adorno et Max Horkheimer nous en avertissaient déjà en 1944 – au moment où Karl Polanyi publiait La Grande Transformation.
    Cette question a cependant été abandonnée, tandis qu’au tournant des années 1980, la rationalisation de toute activité, rapportée au seul critère de la «performance», était systématiquement et aveuglément orchestrée par la «révolution conservatrice» imposant le règne de la bêtise et de l’incurie.
    Tout en mettant en évidence les limites de la philosophie qui inspirait l’École de Francfort, le post-structuralisme laisse aujourd’hui ses héritiers désarmés devant ce qui s’impose comme une guerre économique planétaire et extrêmement ravageuse. Naomi Klein dans « stratégie du choc » a soutenu que la théorie et la pratique ultralibérales inspirées de Milton Friedman reposaient sur une « stratégie du choc.

    L’« état de choc » permanent règne cependant depuis le début de la révolution industrielle – et plus encore depuis le temps où s’applique ce que Joseph Schumpeter décrivit comme une «destruction créatrice», caractéristique du modèle consumériste.
    A partir des années 1980, sous l’impulsion de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, l’état de choc technologique a été suscité par un marketing planétaire ne rencontrant plus aucune limite, imposant la prolétarisation généralisée, et détruisant l’économie libidinale: ainsi s’est installé le capitalisme pulsionnel où la destruction créatrice est devenue une destruction du monde.
    L’état de choc est ce que le post-structuralisme n’aura pas pensé, principalement en raison de deux malentendus:
    1. quant au sens de la prolétarisation (que Marx pense avant tout comme une perte de savoir induite par un choc machinique),
    2. quant à la nature de l’économie libidinale (au sein de laquelle Freud, à partir de 1920 distingue la libido de la pulsion).

    Bernard Stiegler, philosophe, est notamment l’auteur de La Technique et le Temps,
    Mécréance et discrédit, Prendre soin de la jeunesse et des générations
    et Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Depuis 2006, il dirige l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) et préside l’association Ars Industrialis,
    Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit.
    En janvier 2012, il publie cette analyse dans « États de choc , bêtise et savoir au XXI° siècle », puis analyse en 2013 ce phénomène plus avant en démontant le phénomène de recherche de boucs émissaires par les boucs émissaires du capitalisme ultralibéral mondialisé dans « Pharmacologie du Front National » :

    2- Pharmacologie du Front National
    Lorsqu’une société souffre d’une façon qu’elle ne parvient ni à expliquer ni à soigner, elle se met à persécuter un bouc émissaire – et c’est d’abord en ce sens que nous parlons d’une «pharmacologie du Front national». Mais s’il est vrai que les 37% de Français qui déclaraient partager les idées du Front national quatre jours avant l’élection de François Hollande souffrent d’une maladie qui frappe l’époque tout entière – souffrance qui les pousse à chercher des exutoires à cette maladie qui n’est pas seulement la leur, exutoires qu’ils trouvent dans ceux qu’ils désignent comme boucs émissaires -, la pharmacologie du Front national est aussi ce qui consiste à analyser les raisons pour lesquelles la plupart du temps, ceux qui prétendent combattre cette maladie et ses effets, et ses effets en particulier sur les électeurs ou les sympathisants du Front national, désignent ces derniers eux-mêmes comme des boucs émissaires, se dédouanant ainsi de lutter contre la bêtise, contre la leur en propre et contre ses causes, et désignant en général dans ces boucs émissaires-là à la fois les représentants typiques et les causes de la bêtise de l’époque. Faire en sorte que celui qui souffre et qui est malade soit accusé d’être la cause de sa maladie, et de contaminer les autres telle une brebis galeuse: tel est le mécanisme de désignation du bouc émissaire que les électeurs et sympathisants du Front national partagent avec ceux qui les traitent à leur tour comme des boucs émissaires. Et telle est leur commune bêtise.

    Bernard Stiegler est également l’auteur de

    3- « prendre soin de la jeunesse et des générations »
    où il analyse le passage du « biopouvoir » décrit par Michel Foucault au « psychopouvoir » devenu désormais l’enjeu où il s’agit moins d’ « utiliser la population » pour la production que de la constituer en marchés pour la consommation.

    extraits: « ce qui fait des enfants les prescripteurs de leurs parents, et de ces parents de grands enfants – le marketing détruisant ainsi tout système de soin et en particulier les circuits intergénérationnels. Il en résulte une destruction systématique de l’appareil psychique juvénile. »
    « Au début du XXI° siècle, la reconstitution d’un système de soin exige de renverser la logique du psychopouvoir pour mettre en œuvre une politique de l’esprit réutilisant les psychotechnlogies contemporaines et les mettant au service d’une thérapeutique, nouveau système de soin »

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