Passer la journée du 1er Mai loin de chez moi ne m’était encore jamais arrivé. C’est un sentiment bizarre car à Lazate, grosse bourgade italienne de la lointaine banlieue milanaise, ce jour n’a absolument pas la même signification que celle que nous donnons à un jour de plus en plus férié, mais de moins en moins symbolique. Pas de vendeuses ou de vendeurs de brins de muguet dans les rues, pas de manifestations particulières, pas de commerces de proximité ouverts : le calme plat, ou plus exactement l’indifférence générale. Un silence impressionnant et que seule venait troubler, dans la salle paroissiale mobilisée pour la circonstance, l’ animation des retrouvailles d’une centaine de descendants de « Barbarossa » Darmian, pauvre travailleur d’une terre véronaise qui lui permettait tout juste de nourrir sa famille nombreuse. Et encore…pas souvent !
Cousines, cousins, neveux, nièces, parents, grands parents, arrières grands-parents, présents en chair et en os, alors que leur nom figurait sur un arbre généalogique qui avait l’allure d’un baobab étalant des branches prolifiques, sur feuille paysage de plus de 2 mètres de large. Ils se découvraient ou se retrouvaient, après avoir vécu chacun leur vie, alors qu’ils habitent à seulement quelques kilomètres les uns des autres…Etrange société que la nôtre qui voit des familles se recroqueviller frileusement, silencieusement sur leur gazon, leur télévision et chose infiniment plus sacrée en Italie, leurs maisons de marbre vêtues. Ces cellules éparpillées se réveillaient brutalement, grâce à un étrange virus jusque là oublié, celui du partage! Tous n’ont sûrement jamais pensé, tout à la joie de leurs échanges, que le partage puisse être un modèle pour l’Europe. Et pourtant !
Se retrouver sans arrière-pensée, tendre la main ou la joue vers l’autre, l’accueillir pour le seul plaisir de l’accueillir, construire avec lui autre chose que des soucis ou des rivalités : autant de choix qui sont devenus des actes exceptionnels ! Impossible de ne pas penser, à quelques semaines des élections européennes, à cette vision totalement abstraite que peuvent avoir les électrices et les électeurs d’une Europe technocratique, froide, soucieuse du profit, excluant les autres, chassant l’immigré et basée sur la concurrence. D’autant plus qu’en un instant, on constatait qu’autour d’une table les femmes et les hommes qui l’a constituent véritablement demeurent prêts à se parler, à se rassembler, à vivre, à échanger, à oublier leurs différences pour ne vivre que dans le plaisir parfait de l’échange !
Italiens, Français, Anglais, descendants directs de « Barbarossa Darmian » né et mort en un siècle où l’Europe était encore celle des souverains, fusionnaient cette diversité entre les âges (4 générations), les statuts, les choix philosophiques, les idéaux politiques, pour en faire une richesse affective inestimable. Réunis par la seule volonté de se retrouver autrement que sur des critères stéréotypés que porte l’imaginaire collectif européen, ils jouaient un hymne à la joie autour des plats, des bouteilles, des paysages ou des discussions. Un irrépressible besoin de se parler, de se persuader que nous n’avions que des points communs.
J’ai eu beaucoup de mal ensuite à croire aux slogans des partis politiques italiens (plus outranciers que certains des nôtres), déjà placardés sur les taxis, dans le métro ou sur les panneaux publicitaires. L’Europe des peuples ne reposera en effet jamais sur des textes, des traités ou des programmes mais sur la volonté des uns et des autres de se souvenir que nous ne sommes forcément que les fruits de destins croisés oubliés. Je me suis fait tout petit, face à cet accueil d’une chaleur exceptionnelle. J’avais peur que l’on m’affuble d’un rôle institutionnel trop fort. Je souhaitais seulement être un observateur de ces échanges où, malgré les obstacles de la langue, chacun faisait un effort pour être attentif à l’autre, pour lui confier son désarroi face à la crise, pour tenter de saisir ses joies profondes… Ce partage difficile a débouché sur une émotion non feinte : plus d’Italiens, plus de Français, plus d’Anglais, mais simplement des enfants, heureux de jouer à l’instinct sans avoir besoin de se parler.
Cette sorte de fusion permanente des tempéraments, des exubérances, des sentiments, m’a effrayé car elle est en décalage complet avec ce que l’on porte de l’Europe. Elle est dans les cœurs, jamais sur le papier. Elle ne naîtra que dans le partage. Elle ne survivra que par l’échange direct entre les femmes et les hommes. Elle mourra quand l’arbre généalogique ne sera plus arrosé par la fraternité et l’amour des autres… Mon bain familial d’Europe, si bienfaisant, ne m’aura cependant pas réconcilié avec une échéance électorale déconnectée de toute humanité !
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C’est une Europe de rêve que vous avez vécue, et j’imagine votre bonheur de rencontrer toute la descendance de Barbarossa Darmian. Oui, c’est cet échange et cette fraternité retrouvés que devrait être « notre » Europe.
Tous les électeurs, et surtout tous les candidats aux prochaines élections européennes devraient lire ton récit, et le méditer…