Cher docteur, car pour nous toutes et nous tous, unis dans cette église qui vous tenait tant à cœur, vous resterez dans nos mémoires le Docteur Bernard Jarry. Nous sommes ici, paradoxalement rassemblés autour de vous, pour un moment qui est contraire à tout l’engagement de votre vie. Vous avez en effet consacré la plus grande part de votre activité à soigner justement les autres, à faire reculer de toutes vos forces cette issue fatale que nous redoutons toutes et tous. Le fait de l’avoir côtoyée tout au long d’un demi-siècle vous avait préparé à ce qu’un jour la rencontre soit plus facile à accepter. Et c’est avec sérénité et lucidité que vous avez passé le cap.
Depuis la disparition de votre femme, la perte de votre autonomie minait votre moral qui s’était inexorablement effiloché au fil des jours monotones. Vous qui aviez été tellement actif, tellement impliqué nuits et jours au service des autres, vous aviez tout à coup une terrible sensation d’inutilité. Elle vous rongeait intérieurement comme la pire des maladies. Une véritable souffrance pour vous que celle de la perte de cette indépendance d’action et de pensée qui avait été la vraie valeur de toute votre vie.
Vous vous vouliez indépendant dans vos engagements, libre de vos actes et de vos paroles. Vous l’avez toujours été pour le bonheur des uns et le désespoir des autres. Du premier étage de cette maison où vous aviez mêlé en permanence, durant des décennies, vie professionnelle et vie familiale, votre horizon s’était réduit à un ciel au-dessus des toits immobiles, comme celui de Paul Verlaine recroquevillé dans sa prison. Certes vous aviez face à vous ce clocher créonnais, symbole de votre attachement viscéral à la ville bastide qui vous avait accueilli il y a 60 ans, mais il vous manquait, durant ces mois que vous avez trouvés très longs, le partage avec les autres.
Toute votre existence avait en effet été marquée par les partages, toutes les formes de partages.
Dans votre enfance et votre adolescence, à Jarnac, cette ville où votre père gendarme était venu s’installer après avoir participé à la Grande guerre, vous aviez partagé les moments clés de l’histoire de France avec la famille Mitterrand. Sur les bancs du fameux collège Saint Paul vous aviez croisé les frères d’un certain François Mitterrand, et surtout son frère Jacques, dont vous connaissiez des secrets bien plus réels que ceux des biographies officielles. Un partage discret, humain, reposant sur des valeurs communes à votre famille et à la sienne. Vous les emportez aujourd’hui comme tant d’autres liés à la pratique de votre profession sur le Créonnais.
Vous avez été un médecin de campagne, l’un de ces praticiens d’antan, qui n’avait pas prêté le serment d’Hypocrate par hasard mais par conviction et par vocation. Des dizaines de naissances, des centaines de points de suture, de nombreuses situations d’extrême urgence à assumer, des larmes, du sang, de la douleur, de l’impuissance et parfois des réussites, lors de nuits entières passées hors de chez vous pour, à l’arrivée, avoir le maigre bonheur d’avoir exercé le mieux possible son métier.
Vous saviez lucidement que, bien entendu, tout n’avait pas été parfait en cette époque où les techniques médicales ne prenaient pas le pas sur la responsabilité personnelle du diagnostic humain. Nous avons tous un souvenir particulier de votre franchise décapante lors de vos visites domiciliaires ou des entretiens dans votre cabinet. Vous étiez certes un médecin des corps mais aussi souvent,avec votre caractère bien trempé, un médecin des esprits. Et dans ce domaine, vous ne supportiez pas la malhonnêteté intellectuelle, la tricherie et les entorses aux valeurs essentielles de cette République que votre père vous avait appris à respecter et à servir. Ce fut la base permanente de votre engagement citoyen dans le quotidien des Créonnaises et des Créonnais.
Conseiller municipal d’opposition de 1959 à 1965 vous aviez porté, avec vos amis, Jacques Baspeyras, Jean Castaing et Camille Gourdon, une idée de la vie municipale apaisée et réaliste, reposant sur l’intérêt général préservé face aux intérêts personnels et surtout sur l’équité, la transparence et un bon-sens mesuré et tolérant. Il vous faudra attendre ensuite 12 ans pour vous retrouver en 1977 autour de la table du Conseil municipal et rejoindre l’action courageuse et dynamique de Roger Caumont dont vous appréciiez la rigueur morale et l’intelligence créative.
J’ai eu le privilège, car pour moi c’est un privilège, de siéger à côté de vous durant les deux mandats suivants. Nous avions noué des liens affectifs confiants reposant sur le partage. Ils vous ont permis d’être moralement à mes côtés, de toujours m’encourager et me soutenir quand les aléas de la vie publique m’ont privé d’autres appuis qui pouvaient paraître plus naturels.
Votre autorité morale vous a conduit parfois à donner de la voix, et elle était entendue, car elle dépassait le niveau médiocre des querelles personnelles. Elle avait le poids de la sagesse et plus encore de l’analyse objective des situations. Vous étiez sans illusions et donc vous ne faisiez guère de concessions aux principes essentiels de la vie sociale (…) Vous aviez un goût très prononcé pour l’histoire locale à laquelle vous avez consacré de très longues heures. L’Histoire sous toutes ses formes. La grande comme la plus ordinaire, celle des femmes et des hommes, célèbres ou anonymes, constituait votre passion constante depuis toujours. Les archives créonnaises n’avaient aucun secret pour vous. Vous avez déchiffré avec minutie les registres paroissiaux, vous m’avez soutenu avec détermination sur le devenir des « restes » du legs Bertal, vous avez maintes fois déniché des pans de l’aventure de la création de notre ville…
Permettez moi Docteur de vous associer, en ce jour triste, à ce proverbe africain qui prétend que lorsqu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. La vôtre était à la dimension de votre curiosité : immense, variée, garnie d’anecdotes, de belles pages, de sang et de larmes, de tendresse et de rigueur, d’amour ou de haine. Elle était surtout au niveau de votre immense culture générale faite de ce qui en fait le véritable prix : la simplicité, la modestie et la volonté de se tourner vers les autres et pas vers soi ! Aucun nombrilisme dans ce parcours mais surtout, encore une fois, la seule volonté de faire partager par vos écrits que j’étais, je l’avoue, l’un des rares à pouvoir déchiffrer, tellement vous avez justifié le fait que l’écriture des médecins était parfois inaccessible par son graphisme.
Docteur, vous avez symbolisé pour les gens de ma génération ce que les philosophes du XVIII° siècle avaient défini comme un honnête homme. C’est à dire un Homme d’une culture générale très large avec des qualité sociales propres à le rendre agréable en société. Vous avez su vous montrer humble, courtois et soucieux de vous adapter au contexte dans lequel vous avez évolué. Vous étiez un homme rationnel, peu indulgent avec la bêtise, droit, lucide, franc et massif, solide dans vos engagements.
Docteur, j’ai coutume de dire que nous sommes tous des apprentis de la vie et que nous ne nous construisons qu’avec le concours de nombreux pères spirituels que la vie place sur notre chemin. Permettez moi, docteur, de vous dire au moment du départ que vous avez été l’un des plus influents moralement sur moi comme sur beaucoup de gens de ma génération. Vous avez une place particulière dans nos vies et nous vous pardonnons bien volontiers vos piqûres douloureuses pour nos corps ou pour notre esprit.
Créon vous doit beaucoup, et bien des réalisations n’auraient pas vu le jour sans votre caution morale. Créon n’était pas votre royaume, mais Créon était simplement le lieu où vous aviez construit une vie pleine, dense, tournée vers le progrès et la solidarité. C’est un chêne qui a été déraciné au cœur de notre ville. Il abritait sous les branches de son intelligence et les feuilles de son savoir une communauté de gens qu’il avait vu naître et grandir. La plaie dans notre terre sera béante. (…)
Je sais que vous aimiez ces vers de Lamartine :
« Le livre de la vie est le livre suprême
Qu’on ne peut ni fermer, ni rouvrir à son choix;
Le passage attachant ne s’y lit pas deux fois,
Mais le feuillet fatal se tourne de lui-même;
On voudrait revenir à la page où l’on aime,
Et la page où l’on meurt est déjà sous vos doigts … « Au revoir Docteur au nom de toutes les Créonnaises et de tous les Créonnais que vous avez aimés et soulagés; nous tournons la page.
Au revoir au nom de toutes les équipes municipales, de toutes les associations auxquelles vous avez apporté votre concours
Au revoir au nom de toutes les personnes qui vous accompagnent aujourd’hui
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J’ai été avec vous par la pensée tout au long de cet après-midi pour lui dire au revoir. Étreinte par une infinie tristesse, soulagée par une multitude de souvenirs de mots échangés, de maux qu’il a soigné d’un sourire et d’idées qu’il m’a aidé à faire germer. Il va manquer à notre vie et comme ces ombres des soirs d’été, immenses, il va s’éterniser sur les chemins de Creon.