Les rues indiennes… sens dessus dessous

Une grande baie vitrée et une place choisie au centre d’un autobus. Toujours la même durant un long périple de plus de 2 000 kilomètres à travers le Rajasthan, région mythique de l’Inde, traversée par toutes les cultures et par toutes les croyances pour ce qui constitue un voyage initiatique aux mystères de ce pays des cinq sens . La moisson d’images procurée par ce travelling exceptionnel sur un monde envoûtant, déroutant, constitue un film que Bollywood n’a pas encore imaginé. La route des Indes redevient la plus magique de toutes pour les explorateurs décidés à ne pas se contenter des apparences. Les réalités multiples s’assemblent comme un gigantesque patchwork, extrêmement complexe, alors qu’il repose sur les couleurs simples de la vie. Couleurs, odeurs, saveurs… la rue constitue le mélange de l’art de vivre indien dans sa plénitude. On y a très vite les… sens dessus-dessous !

Des milliers de visages, de tenues, de commerces, de métiers, de paysages, de gestes, de regards se fondent et se confondent grâce à une étrange alchimie dont le secret reste celui de la pierre philosophale. En effet, le puzzle social aussi ciselé que les moucharabiehs qui protégent les secrets des palais de marbre blanc ou de grès rouge des maharajas, échappe à toute logique, car il est construit par l’esprit et surtout pas par un quelconque matérialisme. Les boussoles occidentales perdent le nord dans ce monde coloré, odorant, épicé, chaleureux, bruyant, qui oblige à renouer avec ses cinq sens. On y plonge totalement sans qu’on le veuille vraiment. On s’y immerge avec angoisse si l’on se veut rationnel ou délectation si l’on se contente des émotions. Une seule certitude : le voyage au long cours ne laisse pas indifférent, donnant le mal de mer à celles et ceux qui auraient trop «avalé » de certitudes, alors qu’il revigore les aventuriers prêts à comprendre avant de jauger !

La route tracée n’a pas plus de valeur que celle que les vaisseaux ventrus traçaient sur l’océan qui n’était pas encore indien. Elle constitue la pellicule sur laquelle s’impriment les clichés d’une rage de vivre ou de survivre, sous-tendant les parcours de millions d’acteurs constituant chacune des séquences. La vie grouille, déborde, s’impose avec une mise en scène rituelle dont on ne mesure l’importance qu’avec les explications, souvent ésotériques et complexes d’un autochtone avisé. Il n’existe en effet aucune règle respectable, sauf si elle repose sur une volonté divine…différente d’un individu à l’autre. La rue concentre cette propension à ne se soucier que de sauver ce qui peut l’être encore.

Femmes piétonnes qui éclaboussent les lieux poussiéreux, répugnants, noirâtres ou bourbeux des couleurs chatoyantes de leurs saris. Des cyclistes laborieux cherchent à se faufiler dans des trous de souris mobiles, étouffés par les motos et autres motocyclettes asiatiques frôlant des étalages brinquebalants. Des monticules fragiles de fruits et de légumes sur des carrioles de marchands des quatre saisons, des cuisines aux marmites fumantes, aux bassines de friture bouillantes, des guirlandes de poches dorées reflétant le soleil, des ateliers sommaires de barbiers, de cordonniers, de potiers, de forgerons, de menuisiers… encombrent les bas-côtés comme des embâcles sur les rives d’un torrent.

Des automobiles de poches blanches tentent de « bordurer » les guêpes excitées des deux roues motorisés ou les « cyclopousses » animés par des forçats de la pédale, vers des zones où les équilibres restent fragiles. Agiles, prestes et vigilants, ces majorités déferlantes résistent mais ne peuvent que s’incliner face aux « Touctoucs », triporteurs multicolores, mus par des moteurs de motoculteurs, ventripotents, haletants et écrasés par la surcharge de leurs passagers ou des marchandises. Un régal que de regarder de haut ces virtuoses du gymkhana que sont les conducteurs de ces engins roulants, aisément identifiable ! Ils peuplent la rue de leur zigzags insolents et provocateurs. Ils ignorent le danger comme des baroudeurs tentant d’échapper à une embuscade. Ils envahissent l’air du bruit lancinant de la percussion binaire de leur moteur. Aussi habiles soient-ils pour contourner les obstacles, ils finissent toujours par caler face aux courants puissants des autocars surchargés qui règnent en maîtres dans ce torrent incontrôlé et incontrôlable de la rue indienne. Le débit croît et décroît selon les heures de la journée, mais le spectacle est permanent. Une sorte de « comédie musicale » se poursuit trad dans la nuit. Endiablée, portée par des concerts lancinants de klaxons dont les sonorités rappellent, selon leur intensité, leur fréquence que la loi du plus fort est toujours la meilleure, elle se joue en permanence sur la scène publique des routes ou des rues. Toute la complexité de l’Inde se trouve dans cette « circulation » sans foi ni loi, contraire à la vision « pacifiste » et « non-violente » que l’on a accolée au pays de Gandhi ! Heureusement que la pierre « philosophique », faute d’être philosophale, vient en effet tempérer ces ardeurs belliqueuses. Veaux, vaches, cochons, chiens, dromadaires viennent ainsi mettre leurs corps en opposition à ces déferlements rivaux sur un espace restreint où se joue en fait chaque jour un épisode de « The struggle for life ». Les bovidés nonchalants, indifférents, désinvoltes, provocants, sûrs de leur protection usent et abusent de leur statut de bêtes sacrées pour jouer les modérateurs divins. Ils arpentent souvent en sens contraire, ou ils abordent par le travers les autoroutes, avant de ruminer au centre de la chaussée leur pique nique ne se déroulant que rarement sur l’herbe, mais plus couramment sur des tas de déchets.

Au minimum agaçant et parfois angoissant pour les « incrédules », cet assemblage de l’agressivité matérielle présente pour se faire une place dans la vie collective, et de la préservation par des croyances ésotériques d’une place dans un avenir incertain, reflète à merveille la vie indienne. Elle est sur une rue sans pavés où se trouve jamais la plage du farniente. Durant un voyage au long cours, sans se forcer, cette contradiction est palpable si on prend du plaisir à regarder défiler sous ses yeux la vie de gens simples se battant avec la terre ou sur terre pour obtenir un meilleur sort quand ils y reviendront ! Inutile de juger mais on ressort du bain avec une certitude : le moyen-âge culturel et matériel se mixe avec le modernisme conquérant créant un écart considérable des situations. L’opium des peuples ne se trouve pas que dans les narguilés… mais dans des rites que personne n’ose contester! Les cinq sens sont mobilisés pour cette danse macabre permanente qui se joue sur les routes indiennes…

Cet article a 3 commentaires

  1. Cubitus

    Peut-être n’avez vous pas rencontré, sur l’un des rares tronçons d’autoroute de ce pays ô combien fascinant et envoutant, un éléphant portant un chargement tout aussi fascinant par sa démesure ?
    Moi, si !
    Et qui plus est, le brave pachyderme circulait tranquillement… en sens inverse à la circulation !!!

  2. Nadine Bompart

    Oh comme c’est joli l’Inde vu du haut d’un bus de touristes en voyage organisé!!!
    Dommage que vous ne soyez pas assez descendu de votre Eden à roulettes, je suis sûre que le « struggle for life » vous aurait frappé différemment….
    Enfin, contente de te relire Jean-Marie!!!

  3. Nadine Bompart

    Je me rends compte que mon précédent commentaire était super-méchant!!!!
    Désolée, j’ai oublié à qui je parlais pour ne repenser qu’à ce documentaire sur les Intouchables, et plus particulièrement les plus bas d’entre eux, réduits à vider les chiottes des autres. On ne doit pas les croiser, ils agitent une clochette quand ils arrivent, comme les lépreux du Moyen Âge, sauf qu’eux ne sont pas contagieux, juste mal nés…..

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